Le pont : 40 ans déjà !

Les 40 ans du pont racontés par Louis Gibier et Lydia Gaborit lors d'une conférence organisée par les Amis de l'Île de Noirmoutier

La pointe de la Fosse, avant le pont ! (photo Jean Thiéry)


Il y a 40 ans l'île perdait totalement son insularité avec le pont qui enjambe le goulet de Fromentine. Jusque là, elle se faisait princesse inaccessible selon le rythme des marées. Elle se laissait approcher deux fois par jour grâce au passage du Gois, 4km de route "submersible à marée haute" comme l'indique toujours les panneaux, sorte de pont-levis que la belle relevait pour mieux se préserver.
Au début, elle a su conserver une ultime barrière, un péage. S'arrêter, verser sa contribution comme une autorisation à pénétrer sur ses terres donnaient le sentiment d'accéder à un lieu protégé. Puis, une large route, une 2X2 voies s'est construite et le péage supprimé. L'accès à l'île est devenu banal, le lien avec le continent implacable. 
Louis Gibier, alors secrétaire de mairie à Barbâtre, retrace l'historique de cette construction et avec Lydia Gaborit, il donne à voir la vie "avant", peut-être pas aussi idyllique qu'on l'imagine, et la vie de "maintenant" avec ses avantages et ses inconvénients. 
Comme le dit Jacques Oudin "Fallait-il ou non un pont ? La question ne se pose plus : le pont est  là, il fait partie intégrante de notre patrimoine" 



Le pont en quelques dates

Réalisé par l’entreprise DUMEZ
Coût : 7 millions de nouveaux francs
Enquête commodo incommodo en 1968

Première pierre posée du côté de Fromentine le 12 mai 1969
Le même jour, pose symbolique à la Fosse.

Ouverture : le 7 juillet 1971
Inauguration officielle : 29 novembre 1971 par Albin Chalandon (Ministre), Crucis (Conseil Général), Hubert Poignant (Conseiller Général et maire de Noirmoutier)

Le péage : une histoire houleuse
Le principe admis par la population de 3 frs pour les insulaires et de 5frs pour les continentaux.
22 décembre 1975 : nouveaux tarifs proposés par la Préfecture, 4 frs pour les insulaires et 8 frs pour les continentaux. Mais, les nouveaux tarifs qui entrent en vigueur le 1er janvier 1976, au plus grand soulagement des îliens, sont les suivants : 3 frs pour les insulaires, 8 frs pour les continentaux et 6 frs pour les vendéens.
L’affaire rebondit en octobre 1976. Les maires protestent, ainsi que Jacques Oudin, Conseiller Général.
Les augmentations apparaissent et disparaissent des ordres du jour du Conseil Général. La tension est extrême sur l’île jusqu’à la démission de Jacques Oudin et des maires de l’île en juin 1977. La demande est claire : le maintien d’un péage à 3 frs pour les insulaires.



Le 31 octobre 1977, Louis Dauptain, maire de Noirmoutier, se présente au péage et ne paie que 3 frs. Et reconduit son action les 1er et 2 novembre.





Les 3, 4, 5 et 6 novembre resteront inscrits dans l’histoire du pont comme « les journées de la colère » : CRS, barricades, occupation du péage. Toute l’île se mobilise.




Le 7 novembre 1977, après une séance houleuse au Conseil Général, la partie est gagnée, on revient à l’ancien tarif.

(Photos collection AAIN)


Entre passé et avenir, une histoire... le pont de Noirmoutier

Photo Jean Thiéry


Eté 1971 - Eté 2012 - Le pont existe depuis 41 ans. Le bel âge pour cet ouvrage de béton sans grande prétention sur le plan architectural, comparé à ses frères de Millau, de Saint Nazaire et de Normandie...
Les pieds dans l'eau, la tête en l'air, posé au-dessus du goulet, la main au tablier, il lorgne vers l'est la chaussée du Gois, ancestrale porte de l'île ouverte par intermittence, le sourire en coin, de lui avoir un temps volé la vedette et établi une concurrence sérieuse 24h sur 24 s'il vous plait !

Mon propos n'est pas d'en retracer la courte histoire, quelque peu tourmentée. Pour cela je vous invite à lire le dernier Bulletin des Amis qui traite du sujet. 

En préambule, je voudrais simplement préciser, si besoin est, que nous sommes tous des insulaires à partir du moment où cette île a pris place dans notre coeur. Nous l'aimons et cela suffit, à mon avis, pour mériter cette qualification.

Pourquoi un pont ? Pourquoi faire ? En avait-on vraiment envie ou besoin ? N'allait-il pas modifier nos habitudes, notre vie insulaire, voire menacer notre caractère d'insulaire ? Casser tout le charme de l'Île aux Mimosas ? Pourquoi nous étions pour, pourquoi nous étions contre ? Espoir, inquiétudes, quel avenir pour nos jeunes ? 

Le pont n'a donc pas toujours existé ! Par contre, l'envie de relier l'île au continent, de se rapprocher physiquement, de manière permanente et définitive, a sans doute toujours trottée dans les têtes. C'est à partir de 1900, que des projets plus ou moins fantaisistes ont été imaginés, envisagés et abandonnés - certains sérieux mais trop coûteux - d'autres utopistes ou trop risqués, vie décalés, compte tenu de l'évolution des modes de vie, des moyens de transport, et du galop de l'expansion touristique sur notre littoral...

Les idées :
- Une charrière entre les deux rives entre Fromentine et la Fosse, prolongée d'une ligne de tramway qui traverserait toute l'île jusqu'au Bois de la Chaise.
- Un pont au-dessus du Gois.
- La fermeture de la Baie de Bourgneuf par deux endiguements entre le sud de Fromentine et la pointe de la Fosse et au noir de la jetée des Îleaux à la pointe de Coupelasse.
- Un téléphérique au-dessus du goulet.
- Un bac-charrier pouvant transporter 10 à 15 véhicules.
- Un tunnel routier.

C'est au Docteur Charles Hubert Poignant, maire de Noirmoutier-en-l'Île et Conseiller Général, que nous devons la réalisation de ce pont. C'est lui qui a lancé l'idée, qui s'est battu avec toute la ténacité qu'on lui connaissait pour que le projet soit élaboré, posé sur la table du Conseil Général de la Vendée, et adopté par les élus départementaux. Ce pont était devenu une nécessité, une urgence même, et en tant que médecin de l'île il était bien placé pour en parler. Il repose dans le cimetière de Barbâtre.
C'est lui qui a inauguré l'ouvrage le 29 novembre 1971, en présence du Ministre de l'Equipement de l'époque, Albin Chalandon, des élus départementaux et locaux. C'est son fils, Henri Poignant, alors maire de Barbâtre, qui, 25 ans plus tard, offrira le pot de l'amitié aux péagiers le soir de la fermeture définitive du péage, en juillet 1994.

Pour mieux comprendre tout l'enjeu de cette réalisation, dans le respect des uns et des autres, il est intéressant d'évoquer l'insularité que nous vivions ensemble avant... toute l'année, rythmée par les marées.

- La vie de tous les jours : études, vie économique, maternité, urgences, démarches administratives...
- On vivait entre nous, dans son village, parfois en méconnaissant les gens d'un autre village. Une vie plus lente, plus simple, au rythme des marées.
- L'après-guerre, les congés payés, l'arrivée des vacanciers, la saturation des étés dans le bourg de Barbâtre, les anecdotes du vécu dans le bourg, sur le bord du Gois... Le peu de voitures, les cars Mignal et Renoux...
L'organisation du temps à partir des horaires de marées.
- La nécessité du pont : la liberté, l'ouverture aux autres, le commerce, les activités déployées à l'année, durables, plus faciles à gérer...
- Le pont, la voie rapide, la commune de Barbâtre coupée en deux, la concurrence, l'affluence, la venue à la journée.
- La nostalgie du passé, liée aux souvenirs de jeunesse, aux beaux jours, au temps des vacances, un temps de retard sur l'île par rapport au modernisme.

Texte de Louis Gibier lu en préambule aux échanges avec le public lors de la conférence organisée par les Amis de Noirmoutier.



Une île, un pont...


On a posé un pont,
Pour enjamber la mer.
Le grand écart,
Entre deux pointes.                                              
Figure de style pour petit rat,
Raz de marée.

On a posé un pont,
Ouvert une porte.
Photo Michel Potier
Tendu les bras,
Formé une chaîne,
Et jeté l'ancre de l'autre côté.
Une encre indélébile, faite pour durer.
Figure de style pour le poète.
Aux mots n'y mit.

On a posé un pont,
Tendu un arc, reçu des flèches,
Et dansé tous en rond.
Danser pour, danser contre, 
Chacun sa vérité.

On a posé un pont,
Entre hier et demain.
Tourné une page,
Sauté une ligne, 
Conservé la mer tout autour.
Rien changé dans le texte,
Juste un mot ajouté,
Liberté.

Dans nos coeurs est restées
L'Île de Noirmoutier.

Louis Gibier
Juillet 2012

                                                                   ********
                                                                        ***


"L’ex-île" conférence de Lydia Gaborit


 Je suis ce que l’on nomme une « enfant du pays », mes parents barbâtrins, tous deux obligés d’exil après leur mariage, avaient rejoint la capitale pour trouver du travail. Leur vie les a mené à quitter l’île et à la retrouver maintes fois. J’ai eu la chance d’être la petite dernière de la famille et de passer une belle partie de mon enfance ici à Barbâtre, à l’école communale dans la classe unique de Melle Colcanap, avec le poêle rustique au milieu de la classe et les rangées de tables qui définissaient les niveaux et où l’on pouvait suivre à l’oreille l’enseignement des plus grands ou celui des plus petits.
Cette enfance dans l’île m’a nourrie de richesses et d’histoires qui m’accompagnent encore aujourd’hui. J’ai quitté l’île à neuf ans pour des études à Paris. Chaque départ était un arrachement, chaque retour une renaissance ; mais j’ai très vite compris dans l’univers anonyme parisien combien ce qui m’avait été appris dans l’île était important et surtout méconnu, je connaissais des mots ignorés des citadins : « carrelet », « goémon » ; j’avais développé un imaginaire en liaison avec la nature, le climat ; des choses intangibles m’épaulaient et inspiraient mon parcours d’élève puis d’étudiante. La littérature, l’écriture m’accompagnèrent distillant dans la ville ce qui me manquaient, je respirais les pages pour y trouver l’air du large, collait à mon oreille le coquillage me permettant d’entendre et de rêver la mer.
Naturellement, je fis des études de lettres au cours desquelles mon identité atypique pouvait se distinguer. J’abordais la littérature orale qui commençait, elle aussi, à trouver sa place dans le cadre universitaire ; j’y relevais des savoirs et des saveurs d’antan qui correspondaient bien à ce que ma grand-mère, mes parents et les traditions de l’île m’avaient légué. En octobre 1982, je soutins une thèse en littérature moderne et comparée intitulée : Littératures orales et populaires de l’île de Noirmoutier ; cette thèse comportait une collecte de récits oraux, appartenant à différentes communes de l’île : contes merveilleux ou de mensonges, légendes, comptines, chansons, récits de vies ou de sorcelleries, proverbes, ainsi qu’un volume de présentation de l’univers insulaire, d’analyses de contes, de réflexions sur la réalité de l’enquête (les conditions de la narration, la langue vernaculaire, et une typologie des silences pour y inscrire aussi la part manquante de l’oralité perdue) Cette thèse, longtemps « belle endormie », est en train d’être éditée grâce à Ethno Doc, à la Communauté de Commune de l’île de Noirmoutier, à l’Association des Amis de l’île de Noirmoutier, et à l’Unesco qui protège aujourd’hui le patrimoine immatériel qu’est aussi la parole ; qu’ils en soient tous ici remerciés.
Pourquoi mener ce travail dont je mesure mieux aujourd’hui les tenants et les aboutissants ?
D’abord pour réhabiliter les cultures populaires qui avaient été assimilées (par la culture savante dominante) à une sous culture, les patois étaient interdits dans les cours d’école, les contes merveilleux, les comptines étaient considérés comme des histoires de « bonnes femmes » ou de «nourrices » Vous relèverez avec moi la part misogyne de cette expression qui confirme bien que les femmes ont été longtemps écartées des domaines culturels, artistiques et de tant d’autres.
Bien sûr, fédérer les provinces françaises par le biais d’une langue commune était important et nécessaire, mais elle n’impliquait pas le mépris des langues, des croyances et des traditions orales régionales. Si ce mépris a existé, c’est  parce que nous sommes d’abord une civilisation de l’écrit et que notre culture s’est transmise ainsi, mais pas seulement. Ce serait oublier aussi que de grandes civilisations ont une culture uniquement orale ; c’est le cas de l’Afrique et nous en parlions l’autre jour avec Michel Adrien qui évoquait Amadou Ampatéba qui disait notamment : « Quand un griot meurt en Afrique, c’est toute une bibliothèque qui meurt ! »
Au sein de mes motivations, s’exprimait aussi quelque chose de plus personnel.
J’ai entamé ce travail après la mort de mon père qui était Garde-Champêtre de la commune de Barbâtre ; il représentait le lien vernaculaire, mon ancrage dans l’île tandis que je vivais et étudiais à Paris. Les voix collectées, la langue entendue était aussi la sienne et je voulais qu’elle perdure, qu’elle demeure, au-delà de la mort.
Nicole Brunet, dans son film fait état d’une urgence, je ressentais aussi cette urgence à la même époque. L’ouverture tant souhaitée, celle qu’amenait le pont, accélérait la perte des paroles insulaires, insufflait une certaine honte à demeurer des dépositaires du patrimoine oral et nivelait les différences culturelles.
Je me souviens des conteurs menteurs de l’Epine,  véritables résistants au sein de la commune fictive et libre de Gabion qui se moquaient du « pittoresque », de « maître Capelovici » et des satellites «géostationnaires », ces deux derniers éléments de moqueries sont issus d’une écoute critique des émissions télévisées, quant au mot « pittoresque » il correspond à ce que disaient quelques estivants en qualifiant ainsi leurs façons d’être, de dire ou de faire. Ils n’étaient pas dupes les membres de Gabion et voyaient dans cette harmonisation culturelle une réelle perte et c’était bien le cas.
Pour en revenir au « ressenti » concernant la construction du pont, voici ce que j’écrivais à l’époque, c’est à dire au début des années 80, 10 ans après l’inauguration de celui-ci :
« En 1968, une enquête de « commodo et incomodo » est ouverte à la disposition du public pour ce qui concerne la construction du pont reliant l’île au continent, à Fromentine exactement. Les opposants à ce projet ne sont pas entendus. Le 12 mai 1969, est posée la première pierre du futur pont, côté Fromentine (source Henri Martin, Noirmoutier presqu’île p.113). Puis le pont fut livré le 7 juillet 1971. Sa construction fut accompagnée, côté îlien et côté continent, d’une route à quatre voix qui assure la fluidité du débit automobile et défigure totalement la plaine de Barbâtre ainsi que les étendues de marais qu’elle traverse pour atteindre en droite ligne Noirmoutier-en-l’Île, noyau culturel et touristique !  Ce pont à péage qui fonctionne depuis plus de 10 ans laisse entrer et s’échapper un flot incessant de touristes qui multiplie la population de Barbâtre par 14,5. La construction de résidences secondaires, pas toujours en rapport avec l’esthétique habituelle des maisons de l’île a considérablement augmenté, relançant l’industrie du bâtiment. La permanence du trafic permet également l’écoulement régulier des denrées et produits périssables. Mais cette nouvelle effervescence n’a pas empêché l’exode des jeunes. Le pont marque la fin physique et géographique de l’insularité noirmoutrine qui rejoignait naturellement le continent délaissé quelques siècles. »
Quelques années plus tard, en 1984, j’envoyais une lettre au journal Le Monde, à propos de la construction décidée par les pouvoirs publics du pont de l’île de Ré. Que ravivait en moi ce pont reliant une île voisine ? Je repartais en guerre pour défendre une insularité que je croyais perdu en ces termes : 
« Le pont n’ouvre pas, il ferme ; il n’ajoute pas, il enlève ; il ne nous relie pas aux autres, il nous coupe de nous-mêmes. Combien de fois au cours de mes enquêtes à l’écoute des noirmoutrins ai-je entendu : c’était avant le pont ! » Phrase anodine, juste un peu nostalgique, qui prend pourtant par son caractère répétitif, la valeur des formules d’introduction aux contes merveilleux telles : « Il était une fois » ou « C’était au temps où les bêtes parlaient…Ici c’est l’expression d’un âge d’or révolu (…)  et j’ajoutais un peu plus loin : « J’enrage contre les papiers gras, végétation abondante du bois de pins, au mois de septembre, et je jubile devant la moue dégoûtée du baigneur qui doit traverser la masse de goémon pour pouvoir nager ! Il redoute aussi les méduses vermeil et pose parfois le pied sur un « dalit ». On a les petites vengeances qu’on peut ! » Le monde noirmoutrin changeait sans que je puisse considérer comme nombre d’habitants l’ouverture annoncée comme un réel bienfait.
Je n’oublie pas cependant ce dont le quotidien des îliens  a bénéficié avec ce pont jeté au-dessus du goulet de Fromentine : livraisons régulières, liaisons favorisées pour l’accès aux hôpitaux du continent, aux transports, ouverture sur un ailleurs pas toujours négatif et sur les autres, estivants bienveillants dont certains se révèlent bien plus amoureux de cette île que ceux qui y sont nés. Hors saison, le quotidien des noirmoutrins s’accorde fort bien du pont et de ses effets bénéfiques, c’est un peu moins vrai en été où la cohorte des visiteurs semble manger l’espace et salir bois et plages. Nos révoltes nous construisent, l’opposition, la résistance sont nécessaires à l’avancée de nos vies, je portais à cette époque mon île comme un étendard avant de  découvrir au fil des ans l’essentiel et cet essentiel était pour moi la découverte d’un sentiment d’appartenance spécifique, partagé par tous les insulaires d’où qu’ils soient  et qui  perdure, celui-là, bien au-delà des ponts.  La présence du pont tel qu’il est aujourd’hui ne me satisfait pas plus qu’hier mais pour aller dans le sens d’une présence nécessaire, je me suis amusée à regarder de plus près les expressions de notre langue française incluant le mot « pont » ( comme l’a fait d‘ailleurs Marie-Thérèse Reed dans l’un de ses beaux articles parus récemment dans la Lettre aux Amis) ; ce détour par les mots intervient pour me réconcilier avec celui qui s’arc-boute au-dessus des courants du goulet, et que j’aperçois du car, comme une sorte de paradoxal amer terrestre, me signalant l’arrivée toute proche : on dit : « jeter un pont » comme on jette une amarre, ou bien « faire un pont » pour réunir deux rives ou rivages ; il existe sur les navires un pont reconnu bien utile que l’on brique à l’occasion, les ponts suspendus ont un charme certain qui peuvent me faire rêver et un pont tournant m’évoque la poésie de la girouette, quant au pont d’envol, il nous rapproche du ciel et surtout des nuages que j’affectionne tout particulièrement ! En musique le pont est un épisode de transition, (il n’est donc pas là pour toujours)  et, dans  le vocabulaire figuré et familier on fait état du « pont aux ânes » c’est à dire d’une difficulté qui n’arrête que les ignorants, vous comprendrez qu’en tant qu’originaire de Barbâtre, donc répertoriée avec mes concitoyens comme un cagnot potentiel (un âne en patois), par les autres communes de l’île, je sois sensible à cette expression et prête à éviter cette attitude quelque peu butée. Enfin n’oublions pas que « faire le pont » c’est chômer, ce qui est une possibilité agréable de temps en temps et que « couper les ponts » c’est se priver nous dit le dictionnaire de « toute retraite» ce qui à contrario n’est pas une option très engageante.
Voyez comme je continue à trouver quelques consolations  dans la langue française qui parvient à me réconcilier parfois avec ce qui me déplaît.
Le pont est un passage, son histoire est récente, nous le vivons comme un ancrage un peu factice puisque nous avons le Gois, qui dicte sa propre loi aux rythmes des  marées et matérialise l’insularité comme une pratique rythmée. 
Ce dont nous avons souffert ou eu peur de souffrir avec l’édification de ce pont relève aussi d’une part symbolique. Cet ajout, cette greffe,  qu’est le pont, révélerait chez nombre d’entre nous, un manque et une crainte, celle d’être amputé de notre identité insulaire comme si en la niant nous risquions de la perdre. Ce serait alors oublier la grande part de ce qui constitue le sentiment d’appartenance insulaire, c’est à dire sa part d’imaginaire. Nombre d’insulaires contribuent à la préservation de ce particularisme et transmettent cet imaginaire, à travers la recherche, l’écriture, la peinture, mais aussi l’archivage, la collection, la pratique des patois. L’identité est une empreinte (je ne fais pas référence ici à celle que laisse nos doigts sur les papiers d’identité), l’empreinte à laquelle je fais allusion est plus secrète, c’est une façon de dire, de faire ou de penser, moins lisible que la couleur de nos yeux mais tout aussi génétiquement inscrite en nous.
Ainsi, nos enfants, petits enfants porteront en eux quelque chose de ce caractère insulaire. Pour ce qui me concerne, je me sens îlienne, ma vie, mes écrits sont nourris de cette particularité là, l’île n’est pas seulement mon pays d’enfance mais mon identité tout entière ; une source dans laquelle je puise pour écrire, l’endroit aussi où je me ressource ; ce territoire est plus que nécessaire, il est vital.
J’aimerais vous lire quelques passages concernant les îles qui sont extraits de mon dernier livre : La mémoire de la mer. Mais bien sûr, ces îles dont je vais vous parler évoquent aussi par métaphore les insulaires qui les habitent et qui les aiment et j’espère que chacun de vous s’y retrouvera.

"Ces petits territoires préservent une identité singulière et tenace et les îliens, d’où qu’ils soient et sans doute pour contrebalancer ce qu’ils pensent être le mépris des continents lointains, développent un sentiment d’appartenance spécifique que chacun d’entre eux partage et reconnaît. Toute terre insulaire incite ses habitants au départ, au retour, à l’aventure ou au retour sur soi. Telle une autre matrice fertilisant l’imaginaire des voyageurs et des enracinés, l’insularité, comme la mer semble s’accorder et se débattre avec le féminin…
Insoumises, insolentes bien que constamment prêtes à disparaître, elles sont paradoxales les îles. Leur autonomie demeure aussi vulnérable que celle d’un navire, leur identité, forcément contradictoire alterne constamment entre protection et défense.
Il y a des îles volcaniques qui semblent sorties de la mer comme par enchantement ; dressées, faites de sommets perçants les forêts abondantes, elles sont la partie affleurante d’une terre éruptive qui demeure et s’active au fond des océans.
Il y a celles qui nous évoquent les vestiges d’une mystérieuse cité enfouie. Elles semblent avoir été rabotées par tous les vents du monde, tant leur socle et leur végétation sont devenus ras et glissants.
Il y a des îles nées d’une sédimentation, d’une bataille d’alluvions et qui ont finalement réussi, avec l’aide des hommes, à consolider leur surface en s’entourant de digues. Celles-là se battent en permanence pour légitimer leur existence.
Il y a de si grandes  îles qu’elles ne savent plus qu’elles en sont une, d’autres qui constituent un vaste continent.
Parfois, elles sont solidaires et semblent se donner la main sous l’eau pour y former un archipel.
Il est des îles savoureuses comme l’île flottante, ce désert maritime.
Il en est de minuscules, de désertes, de merveilleuses, de terribles. Grains de terre arrachés aux plaques continentales ou remontées des profondeurs marines, elles savent bien qu’elles sont nées d’une catastrophe naturelle qui pourrait les reprendre.
Elles s’en moquent les îles ; elles se sentent fièrement différentes, plus instables que les autres terres mais aussi plus en prise sur la vie et le temps qui passent.
Placées sur les mappemondes ou sur les cartes, elles sont les citations de la mémoire du monde"









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