Cadeau : une nouvelle signée Frédéric Barrault

"Petit Perroquet et la fille Fausse Ecoute" nouvelle primée en 2011 au concours organisé par la librairie Trait-d'Union


La libraire Trait-d'Union, organise chaque été un concours de nouvelles. Des nouvelles courtes, une ou deux pages, dans lesquelles doivent se décliner des mots imposés. Pour l'édition de 2011, Lydia Gaborit, présidente du jury, avait proposé des mots en rapport avec la mer : nuée, sillage, espérer, moite, ratafia, flamme, bourlinguer, grain, border, azurescent, écouter, silencieux, lointain, zinzolin, caresser, murmurer. 
Frédéric Barrault remportait le premier prix avec "Petit Perroquet et la fille Fausse Ecoute". Depuis, ces deux héros ont poursuivi leurs aventures dans le monde de l'édition. Ils sont en cours d'impression aux Editions Gulf Stream sous forme d'un roman graphique. Les illustrations sont confiées à un jeune dessinateur, Aseyn. La parution est prévue pour mars. Trois autres nouvelles écrites par Frédéric Barrault attendent d'être mise en forme et interprétées graphiquement, pour paraître aux mêmes éditions dans quelques mois.





Frédéric Barrault est historien et géographe de formation. Journaliste et enseignant. Il a déjà publié aux Editions Gulf Stream deux histoires illustrées des ports de Nantes et de la Rochelle. 
Il partage sa vie entre Nantes et Noirmoutier d'où il appareille à bord du 6MJI Vert Galant pour mieux imaginer ces histoires de marins, ces ambiances de ports, traduire la houle et les embruns.

En attendant, la version illustrée de "Petit Perroquet et la fille Fausse Ecoute" sa lecture s'impose. 
Au-travers de cette histoire, Frédéric Barrault brosse une fresque vivante et très documentée du port de Nantes du temps de la marine à voile, du trafic du bois d'ébène, des tripots et maisons de plaisir et de la dure vie des équipages. 
Merci à Frédéric de nous confier cette nouvelle. 
Les nouvelles retenues cet été ont été publiées sur ce blog. Petit rappel : http://humeurs85ileno.blogspot.fr/2012/07/les-nouvelles-du-concours-trait-dunion.html



***


"Petit Perroquet et la fille Fausse Ecoute"


Deux années ont passé depuis qu'ils m'ont jeté dans ce cul-de-basse-fosse. Je n'ai plus ni cheveux, ni dents. J'ai l'air d'un vieillard de cent ans. Lors de mon premier internement, ils m'ont dit que j'étais en état de démence. Je ne suis pas fou, je suis affolé par l'horreur des actes que j'ai commis. Ma vie est un naufrage. Elle n'avait pourtant pas si mal commencée.
Le hasard m'a fait naître dans un port, à une époque où les autorités s'intéressaient aux activités maritimes. J'ai encore en mémoire l'odeur de la vase mêlée à celle des goudrons dont usaient les calfats pour réparer leurs bateaux. 
Mon père était gabarier. Il avait les yeux d'un bleu azurescent avec dans le regard cette acuité un peu triste des gens de mer. Ma mère était lavandière. Enfant, je l'accompagnais jusqu'au fleuve. Pour rire, elle me cachait sous ses jupes. C'est l'habitude des femmes de nous lier à leurs entrailles. Depuis le logis que nous occupions à l'angle de la rue Neuve des Capucins et du quai de la Fosse, je pouvais suivre le mouvement des navires qui remontaient la Loire. Misaine, marquise, brigantine, hunier fixe, hunier volant, perroquet, cacatois... J'ai su avant de savoir lire le nom des voiles qui gonflaient sous le vent. Cela amusait les marins qui m'appelaient le "Petit Perroquet".
L'argent coulait à flot à Nantes. En quelques années, des fortunes considérables s'étaient constituées en vendant du nègre. Les armateurs nantais avaient été parmi les premiers à se lancer dans le trafic dit du bois d'ébène. Leurs navires partaient pour le golf de Guinée chargés de pacotilles qu'ils troquaient contre des esclaves. Ils traversaient ensuite l'Atlantique jusqu'aux île des Antilles où ils vendaient les nègres aux planteurs. Un beau noir, à la dentition saine, pouvait valoir jusqu'à cinq cent livres. Une jeune négresse aux formes avantageuses pouvait valoir davantage. Au retour, les navires négriers transportaient du sucre, du tabac, de la vanille ou du cacao qu'ils cédaient ensuite à bon prix sur le marché.
A chaque arrivée en Loire d'un grand navire, une nuée de gens de toutes conditions envahissait les quais. On y croisait des capitaines en uniforme, veste bleue, culotte blanche et bas rouges, des marins à boucle d'oreille, des planteurs en veste de lin accompagnés de négrillons en costumes zinzolin. Il s'y mêlait parfois de riches marchands, en perruque, portant l'épée comme des gentilshommes et s'appuyant sur des cannes à pommeau d'or ou d'argent. La nuit, ce monde du négoce et de la grande aventure laissait la place à une autre engeance. Des filles de mauvaise vie, outrageusement fardées, murmuraient leurs obscénités aux marins en bordée. L'une de ces garces des quais exerçait son commerce au bas de notre habitation. Elle avait la peau noire et moite et, sur la joue gauche, une petite cicatrice qui dessinait une fleur de lys. Elle devait avoir dix-huit ans et répondait au nom de la fille Fausse Ecoute. Je n'ai jamais bien su à quoi correspondait ce sobriquet. Certains prétendaient qu'on l'appelait ainsi parce qu'on ne savait jamais sur quel bout il fallait tirer pour dénouer son corsage.
"Un marin digne de ce nom ne fréquente pas de pareille Marie Salope" grognait ma mère. Je ne l'ai pas écoutée. Je dois à Fause Ecoute ma première étreinte amoureuse, derrière le grenier à sel, dans le quartier des Salorges. Je venais d'avoir treize ans. Le lendemain, j'embarquais comme mousse à bord du Saint Guillaume. Je ne devais revoir Fausse Ecoute que plus tard, beaucoup plus tard, et dans des circonstances qu'il eut mieux valu pour elle comme pour moi ne pas connaître.
Le Saint Guillaume était une vieille coque, usée au long cours, reconvertie dans le cabotage entre la Rochelle et Saint Malo. J'y ai appris mon métier de marin. En mer, les dangers sont innombrables : le vent qui force soudainement, le courant qui déporte sur les récifs, le grain qui monte dans le lointain, la brume qui tombe, la vague scélérate qui déferle sur le pont balayant tout sur son passage... Un claquement de voile, une poulie qui bat peuvent provoquer de graves blessures. L'ancre qui dérape, l'amarre qui casse tournent vite à la catastrophe. Il faut avoir l'oeil prompt, la main sûre et la mémoire nette... Au terme de cet apprentissage, je savais border une voile, manier la gaffe et capeler une demi-clef autour d'une bitte. J'ai bourlingué cinq ans à bord du Saint Guillaume. Dans le sillage de quelques gabiers nantais, je m'inscrivis aux rôles d'équipage sur l'Atalante, une jolie frégate de trente canons. J'ai servi dix ans dans la Royale. J'ai fait le coup de poing en Méditerranée contre les Barbaresques. J'ai combattu l'Anglais jusque dans l'embouchure du Saint Laurent. Par la grâce de Dieu, j'ai survécu à tous ces périls. Mais s'agit-il bien d'une grâce ? A chacune de mes escales à Nantes, je cherchais Fausse Route. Ma brune tant espérée avait disparu de la rue Neuve des Capucins aussi vite qu'elle y était apparue. Je l'ai cherchée dans tous les tripots du quai de la Fosse. J'ai poussé les portes des maisons mal famées : chez Rosalie la Belle, à la Cour de Pancrace, à la Flamme des Amoureux Transis. J'ai fini par la retrouver à la Glacière. Au lieu dit La Fontaine des Quatre Savates, la Glacière était à la fois une guinguette, un tripot et une maison de plaisirs. Dirigée par Madame Fanchon, une mère maquerelle de réputation, les filles faisaient boire du ratafia aux hommes avant de les conduire à la salle de jeux ou dans les chambres des étages. Fausse Ecoute était devenue une fille de Madame Fanchon. Quinze années de débauche ne l'avaient pas trop abîmée. Elle avait toujours ce joli grain de peau qui m'avait tant séduit quinze ans plus tôt. Dans ma grande naïveté, je pensais qu'elle me reconnaîtrait. Je suis montée avec elle dans les appartements du dessus. Elle s'est déshabillée sans mot dire. Elle est restée silencieuse quand je l'ai caressée. C'est lorsqu'elle a rit que je me suis énervé. J'ai frappé une fois, dix fois, cent fois. Pris de folie, j'ai saisi mon couteau et lui ai tailladé le visage. Alertée par les cris, Madame Fanchon appela les deux sergents. Il m'ont conduit à la prison du Bouffay... Ceux qui m'ont connu jadis sous le nom de Petit Perroquet ne me reconnaîtraient plus. 

Commentaires