Une nouvelle signée Frédéric Barrault


"Le jour où Blanche a perdu la tête" une nouvelle signée Frédéric Barrault




Frédéric Barrault est historien et géographe de formation. Journaliste et enseignant. Il a déjà publié aux Editions Gulf Stream deux histoires illustrées des ports de Nantes et de la Rochelle. 
Il partage sa vie entre Nantes et Noirmoutier d'où il appareille à bord du 6MJI Vert Galant pour mieux imaginer ces histoires de marins, ces ambiances de ports, traduire la houle et les embruns.

Il offre aux Humeurs de l'Île ce cadeau, une courte nouvelle ancrée en terre noirmoutrine. A lire à l'heure de la sieste, à l'ombre.
Merci Frédéric.

Le jour où Blanche a perdu la tête

 
Lorsque j'ai connu Blanche, elle était jeune et j'ai cru qu'elle ne vieillirait jamais. Enfants, nous étions inséparables. Le village où nous vivions était un des plus isolés de l'île. Ses parents habitaient dans la ruelle des Courants, tout près de la mer, les miens, à quelques encablures de là, sur le chemin de la Madeleine. Nous allions à l'école tenue par les sœurs des Sacrés-Coeurs que l'on appelait dans l'île les sœurs de Mormaison. Le dimanche, nous nous retrouvions à la petite chapelle du village pour entendre la messe et recevoir la communion des mains d'un prêtre qui sentait l'encaustique et la bougie. Après l'office, quand le temps le permettait, nous partions pique-niquer sur la plage et ramassions des étoiles de mer dans les rochers. Il en était ainsi de chaque jour que Dieu faisait. Il m'arrive parfois d'avoir la nostalgie de cette période bénie où les choses étaient simples.
 
A seize ans, Blanche était d'une beauté déchirante avec des yeux couleur de mer et de longues jambes qui faisaient rêver tous les garçons. Je crois qu'elle n'a jamais su les incendies qu'elle avait allumés dans nos cœurs. Cette année-là, son père, qui ne voulait pas nourrir de bouches inutiles, la plaça comme serveuse au Café du Port. C'était un boui-boui enfumé, établi sur un terre-plein en bordure du quai. Il était fréquenté par les marins et les ouvriers des chantiers navals. Les bateaux étaient nombreux à l'époque dans l'île. Caseyeurs, chalutiers, sardiniers... Sauf avis de coup de vent, ils sortaient presque tous les jours en mer. Chaque marin avait ses lieux de pêche. Les uns mouillaient leurs casiers au ras des cailloux, du côté des Bœufs ou des Chevaux. Les autres allaient chaluter dans le fond de la baie, entre l'île et le continent, ou suivaient les bancs de poissons jusque devant l'entrée de la Loire. Ils rentraient le plus souvent le soir avec la marée et se retrouvaient au Café avant de rejoindre leur famille. Les journées de pêche n'étaient pas toujours bonnes. L'argent manquait parfois. Blanche faisait crédit et n'a jamais refusé à boire.
 
De tous les marins pêcheurs qui venaient au Café, Jean était le préféré de Blanche. C'était un beau garçon originaire des Sables d'Olonne qui avait posé son sac dans l'île. Il possédait un joli cotre bordé à clin, avec un moteur, qu'il avait baptisé Stella Maris. Il ne buvait pas, ne crachait pas par terre, ni ne disait ces "cochoncetés" qui la faisait rougir. Il expliqua à Blanche que Stella Maris signifiait étoile de mer en latin. Elle en fut tout impressionnée. Les marins de l'île n'aimaient pas beaucoup Jean "parce qu'il était des Sables et qu'il plaisait aux femmes" Bien des fois, Blanche dut s'interposer pour éviter des bagarres.
 
Au cours de l'été, Jean et Blanche devinrent amants. Leur liaison fit beaucoup jaser dans le village. Les hommes reprochaient au marin des Sables d'Olonne d'avoir séduit "une gamine de chez eux" et promettaient de lui "faire la peau". Les femmes aussi étaient virulentes. Elles traitaient la jeune fille de "trainée" et de "marie couche toi là" Quand elles la croisaient dans la rue, elles tournaient la tête ou la fusillaient du regard. Le père de Blanche envoya le prêtre et les religieuses de Mormaison sermonner sa fille. Il alla lui-même trouver Jean et le menaça de porter plainte pour détournement de mineure. Les deux hommes faillirent en venir aux mains...
 
Un matin de septembre, une brume épaisse tomba vers midi alors que les bateaux étaient déjà dehors. On n'y voyait pas à vingt mètres. Une véritable purée de pois. Les femmes se précipitèrent au bout de la jetée pour sonner la cloche qui signalait la route à suivre aux marins. Tous les bateaux finirent par rentrer, à l'exception du Stella Maris. Les femmes quittèrent le quai. Seule Blanche continua de sonner la cloche. Elle sonna toute la nuit jusqu'à s'arracher la peau des mains sur la corde qu'elle ne voulait plus lâcher. Au bout de deux jours, il fut évident pour tout le monde que le bateau était perdu et que le marin avait péri en mer. Seule Blanche refusa de le croire : "Combien de temps peut-on tenir dans l'eau froide ?" demanda-t-elle aux pêcheurs. "Pas longtemps, c'est sûr" répondirent les hommes en vidant leurs verres. "Oui, mais pas longtemps, c'est combien ?" insista Blanche.
 
Un marin raconta l'histoire d'un jeune matelot qui avait survécu quatre heures avant d'être repêché. Les hommes hochèrent la tête et se remirent à boire. Blanche avait déjà vu des noyés. C'était au début de la guerre. Un grand navire avait été bombardé du côté de la pointe Saint Gildas. Il avait sombré en moins de vingt minutes. Dans les jours qui avaient suivi, les pêcheurs avaient ramené des corps dans leurs filets. Des cadavres enduits de mazout étaient venus s'échouer sur les plages de l'île. Elle n'était qu'une enfant alors, mais elle avait gardé en mémoire le souvenir de ces hommes défigurés, recouverts d'un liquide noir et visqueux, gonflés par l'eau de mer...
 
Blanche eut du mal à dormir cette nuit là. A plusieurs reprises, elle se réveilla le front en sueur, la chemise trempée... Le lendemain, la jeune femme prit le sentier qui, à travers la dune, conduisait à la mer. Le vent du nord était tombé. La plage était déserte et le sable déjà chaud sous ses pieds. Blanche releva le bas de sa jupe et entra dans l'eau jusqu'aux cuisses. Saisie par le froid, elle resta un moment immobile puis se dirigea vers les rochers qui commençaient à découvrir. Elle repoussa de la main le paquet d'algues brunes qui l'entourait. Je crois que c'est à ce moment là que Blanche à perdu la tête.

Balloté par le ressac, le corps de Jean flottait au milieu du goémon. Son visage n'était pas trop abîmé mais il portait au cou de profondes entailles, comme si une hélice lui avait tranché la gorge. Blanche saisit le marin par les cheveux et commença à le tirer vers le rivage. La tête lui resta dans les mains. Le reste du corps décapité fut emporté par le courant. On récupéra Blanche devant le cimetière marin serrant contre son corsage la tête de Jean enveloppée dans un linge. Il fallut lui arracher de force. Blanche voulait enterrer ce qu'il restait de son amoureux. Le prêtre s'y opposa sans que je m'explique encore très bien pourquoi. J'entends encore le cri de Blanche dans le silence.

La mort de Jean alimenta pendant un temps les conversations au "cass poï" Pour les uns, il avait dû passer par-dessus bord en remontant un filet et sa tête avait heurté malencontreusement l'hélice du moteur. Pour d'autres, Jean n'était pas mort tout seul. Il avait été victime d'un marin jaloux qui avait éperonné son canot et lui été passé dessus volontairement avec son propre bateau. Les journaux relatèrent l'affaire en titrant sur le "mystère du marin à la tête tranchée" La gendarmerie fit une enquête, puis décida de classer l'affaire faute de preuves. Blanche quitta son travail et ne dut son salut qu'à la charité des religieuses de Mormaison qui la recueillirent. Le patron du Café du Port embaucha une autre serveuse et la vie reprit son cours au rythme des saisons et des marées.

Blanche est morte bien des années plus tard. C'était un matin de septembre. Une brume épaisse entourait l'île. Au loin, on entendait la cloche du port sonner à intervalle régulier. Elle n'avait pas quarante ans mais en faisait vingt de plus. En la voyant ainsi toute fripée et rabougrie, étendue immobile sur le lit au milieu des draps blancs, j'ai pensé à ces étoiles de mer que l'on ramassait, enfants, au bord de l'eau... Une étoile de mer desséchée par le chagrin.



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