Une nouvelle signée Marie-Caroline Fillaud

Cadeau de Marie-Caroline Fillaud, une nouvelle écrite autour de ce défaut bien humain, la jalousie

 
 



Astrologue, Marie-Caroline se passionne pour les sciences occultes. A ses heures perdues elle aime écrire et cette nouvelle qu'elle offre aux Humeurs de l'Île met en scène avec un humour décapant et une grande sensibilité ces centres d'intérêts. Les Humeurs de l'Île ont adoré ce grand éclat de rire marin qui mêle au fantastique des dieux et des déesses sortis de l'imagination de l'auteur tout en racontant une histoire tissée des préoccupations îliennes de ce siècle, montée des océans, tempêtes, colorants alimentaires... Merci Marie-Caroline de cette éclaboussure de conte de fée rafraichissante !
 
 
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Naufrage de la Jalousie


 

L'île de Noirmoutier avait sombré dans le néant le 8 novembre 2021 suite à une longue bataille contre l'Océan déchaîné. Aucun vent pacifique du globe terrestre, aucune instance de l'au-delà n'avaient pu calmer le désir impétueux d'envahissement de ce grand monstre. Épouvantée, la Commission de la Protection du littoral avait offert au belliqueux Océan des ponts d'or afin de l'amadouer.  Rien n'y fit. Amoureux fou de l'île depuis des siècles, furieux d'être éconduit de plus en plus loin du rivage lors de ses élans passionnés, il avait jeté deux sorts au minuscule îlot avant de l'avaler ipso facto.

Le premier sort concernait directement les îliens. Outre sa colère amoureuse, l'Océan était pointilleux, il ne supportait plus les petits gars et les petites feuilles sans racines qui se détournaient de son chant voluptueux pour écouter des émissions de télé-réalité insipides. Il avait décidé de les transformer en statut de sel pour l'éternité.

La légende raconte que ce fut une incantation mystique mongole du 15e siècle qui donna la salure fatale, et une incantation chinoise rarissime du 12e siècle qui figea instantanément tous les îliens.

Le second sort s'attaquait  directement à l'existence même de l'île de Noirmoutier sur la la carte marine. D'une vague profonde et longuement calculée, l'Océan projeta la côtelette mythique dans un entresol secret de la fosse abyssale afin qu'aucun explorateur terrien qualifié ne puisse à jamais en déterminer la profondeur. Cependant,  l'île désormais engloutie, garda  son cachet. Le rythme des saisons et l'atmosphère maritime se  perpétuaient  grâce au talent des magiciens paysagistes.

L'Océan ne badinait pas avec l'amour passion, et si rendez-vous prochain devait avoir lieu avec la bien-aimée pour une éventuelle réconciliation, celui-ci serait maintenu secret. Le baiser salé du prince charmant à la princesse dessalée endormie serait dans une dimension d'onde supérieure aquatique, protégée par code génétique à 3486@univers.océan.stop secret.

En ce beau matin de juin 2040, la jeune déesse de la mer, Maoha, accostait le long de la côte des Eloux, désormais classée impénétrable. Sa barque en carbone se rapprochait lentement du rivage,  telle une amoureuse languissante et aérienne. De longues tracées bleues et blanches s'accrochaient dans le ciel comme des offrandes païennes et la vie aquatique scintillait de toutes ses couleurs en diffusant un silence bleu extatique. L'odeur du goémon, reconstituée par de grands maîtres japonais, enivrait le sable blanc, où de minuscules crustacés, invisibles à l'œil nu, confectionnaient en secret l'élixir marin le plus réputé au monde, le fameux parfum  Divin Devin qui se récoltait uniquement au son des cithares les soirs de pleine lune.

Un galet jaune, tel une étoile translucide, stoppa net l'embarcation de Maoha. Posant ses pieds minuscules sur la terre ferme, ébouriffant sa crinière d'algues brunes, la jeune déesse sortit très minutieusement tous ses casiers de pêche en les déposant un par un sur la plage. Âgée de quinze ans, Maoha avait été conçue in vitro, dans un rocher de la Pointe du Devin, sous la magnifique étoile Spica. Cette naissance n'était pas fortuite mais dictée par le grand TOUT,  chef d'orchestre de l' Univers, qui souhaitait conserver et archiver le patrimoine culturel de feu la vie humaine de l'île. La mission de la jeune déesse, baptisée Princesse de la Mer, consistait à repêcher et à inventorier tous les écrits, sons et reliquats des îliens engloutis.

Maoha leva ses yeux vers l'horizon limpide, prit une grande inspiration, la pêche avait été longue et difficile et la journée n'était pas finie. Ses douze casiers, en rang serrés comme les cavaliers de l'Apocalypse, attendaient sagement d'être expertisés. Quelques ingénues crevettes roses batifolaient sur le dôme des caissons afin d'attirer l'attention des joueurs de flûte marine. Maoha prit rapidement son carnet de notes, posa des lentilles sur ses yeux turquoises et commença à scanner latéralement sa pêche.

« Doux Jésus! » se dit-elle, « pas d'oiseaux empaillés, ni de pots dorés, ni d'armes tranchantes du  château de Normoutier aujourd'hui! Quelle joie! » Trier et étiqueter ces vestiges anciens étaient pour la jeune Princesse un travail long et fastidieux. Maoha réajusta ses yeux translucides afin d'obtenir une meilleure résolution et comprit immédiatement que cette pêche ne ressemblerait à aucune autre.

Les casiers  de pêche ne s'ouvraient qu'au son unique et cristallin  de sa voix. La jeune Princesse commença à dicter haut et fort : « Rapport du jeudi 27 juin 2040 » Ses mots résonnèrent dans l'air en mille notes chantantes comme le son d'un pinson amoureux, mais subitement  l'air changea de rythme, se condensa, la brise marine se mit à effleurer l'azur telle une plume et soudainement un bruit sec et violent éclata à l'ouverture du premier casier.

La Princesse de la Mer ouvrit de grands yeux ébahis devant le spectacle saisissant qui se déroulait au devant d'elle. Une immense lettre de l'alphabet d'un mètre de haut, impétueuse, de couleur sang, sortit prestement et alla s'aplatir de tout son long sur le sable! Puis une deuxième, vert émeraude, bondit à ses côtés et fit de même en atterrissant sur le sol, suivit d'une farandole de lettres gigantesques, toutes aussi bigarrées qui se mirent à tournoyer autour de Maoha  avant de retomber platement sur le sable en formant un mot criard et insolite :  JALOUSIE.

Maoha fit un bond de côté, secouée de spasmes, son regard ne quittait plus les lettres désormais immobiles. Aussitôt des mouettes sylphides formant un cortège de mariées atterrirent dans un nuage vaporeux. Maoha, toujours sous le choc mais lucide interpella les nobles oiseaux blancs d'un ton sec.

« Demoiselles, allez vite chercher le Prince Je Sais Tout, ce spectacle ne ressemble en rien de connu et risque d'être dangereux pour notre environnement. Que l'Agitateur de Papillons soit ici dans la minute stellaire! » rajouta-t-elle avec un brin d'émotion dans la voix.

Maoha était  une brillante ethnologue. Une partie importante des écrits repêchés dans les profondeurs de la fosse où se situait désormais l'île était passé sous le contrôle de son scanner marin. Faire appel aujourd'hui au Prince Je Sais Tout (dont la fonction première était d'agiter quelques papillons endormis) ne l'enthousiasmait pas. Il était assez volatile pour un prince venu de nulle part, mais le grand TOUT lui accordait toute sa confiance.

Cette première  rencontre fut plus tard classée historique par les hautes instances aquatiques, tant par son contenu que par sa vibration énergétique.

L'Agitateur de Papillons, Prince je Sais Tout, arriva sur le champ. Habillé de sa saharienne des mers, ses  longs  cheveux bruns bouclés lui conférant un air d'ange de la chapelle Sixtine, il se posa sur le sable avec douceur et grande précaution. Maoha le fixa longuement.

« Bonjour Princesse de la Mer, vous m'avez convoqué? » dit-il en déposant sur le sol son filet à papillons orné d'un algue marine.
« Bonjour Prince Je Sais Tout, regardez  face à vous, vous avez mes douze casiers de pêche. Le premier, en s'ouvrant au son de ma voix, a  provoqué un espace temps hors du commun. L'air s'est raréfié subitement, la mer est devenue d'encre, un feu d'artifice de lettres géantes a jailli de ce casier et le mot JALOUSIE s'est incrusté dans le sable en me fixant avec sa tenue bariolée!   Pouvez- vous me préciser rapidement la datation carbone de ces étranges lettres s'il vous plaît? »

Prince Je Sais Tout s'approcha des huit lettres, ses yeux scrutèrent longuement chacune. Le J était bien rouge, le A vert, le L bleu, le O rose, le U jaune, le S violet, le I orange, le E mauve.

« A première vue » répondit le Prince Je Sais Tout,  « il s'agit d'un mot du vocabulaire humain.  La JALOUSIE est en fait un très vieux sentiment qui remonte à la création du monde. D'après ce que je sais, ceci fait partie de la dynamique du désir humain. Caïn a tué Abel sous cette influence psychique très forte s'apparentant à cette émotion, voulez vous que je vous raconte son histoire? »

«Non merci! En tout état de cause, je souhaiterais en premier lieu connaître l'interprétation de ce mot JALOUSIE ici et maintenant! Les îliens de Noirmoutier n'ont pas tous été élevés par la bible que je sache! Saint Philbert et ses moines ont fait du bon travail au 7e siècle, mais étonnamment, je n'ai jamais répertorié dans leurs écrits aucune rue, aucun bâtiment, aucun personnage historique, et encore moins de trésor ou de navire qui n'évoque de loin ou de près ce mot haut en couleur digne d'un poisson des mers du sud »

Le Prince Je sais Tout  laissa planer un long silence.  
« Le mot JALOUSIE est un sentiment, m'avez-vous écouté ? »
« Un sentiment? Cela se réfère-t-il à une émotion aussi colorée et vivace qui s'échoue sur une plage? »  Le Prince prit une grande bouffée d'iode avant de répondre à cette jeune prétentieuse qui ne savait rien sur rien mais qui osait le convoquer lors de sa sieste.

« Oui et non! La jalousie est un mélange d'émotions comme la colère et la tristesse qui peuvent effectivement vous en faire voir de toutes les couleurs! Tout amour fou, démesuré, ou immature entraîne ce sentiment possessif unique et violen »

« Avez-vous déjà été amoureuse Princesse de la Mer? »

Maoha haussa les yeux au ciel et ne lui répondit pas. Le Prince enchaîna. « Ce sentiment de jalousie très développé chez les humains de toutes les cultures l'est aussi chez les dieux . Prenez l'Océan, ce grand incontrôlable du globe terrestre, devenu complétement fou de jalousie pour la Terre  qui  ne l'aimait plus comme aux premiers jours et le délaissait . Vous ne lisez pas les chroniques du Poisson Scie Déchainé? L'île de Noirmoutier meurtrie en plein cœur de perdre ses dunes s'est rebellée contre ce grand monstre  en s'entourant de rochers. Cela lui a coûté très cher. L'île a été mise en pénitence comme vous le savez en 2021 . Mais au fait, avez vous terminé l'inventaire des casiers restants? »

Maoha, hautaine, releva énergiquement les couvercles des onze casiers et  lui  présenta pêle-mêle un fatras d'âmes de farfadets et de lutins, des pages d'exorcisme, trois chapelets de curés jaunis, un jeu du Docteur Maboule en patois, deux coiffes de  communiante, six crucifix et quelques relevés bancaires de l'association Cap Sciences de l'année 2013.  «  Etes-vous satisfait? » dit-elle ironiquement.

Le Prince Je Sais Tout resta un instant penché sur ces reliques extraordinaires. « Vous avez fait une pêche des plus remarquables Maoha, les Epinerins du coin étaient vraiment très conservateurs!Garder des âmes de lutins et de farfadets dans leurs demeures. À mon avis, le grand TOUT se montre particulièrement sentimental en voulant répertorier toutes ces babioles"

« Babioles! Vous avez dit babioles! Quelle déception de vous entendre parler ainsi Prince! Rappelez vous que ma mission pour le grand TOUT est aussi de conserver les âmes des lutins et des farfadets. Sachez en premier lieu que ces lutins ont existé et sont tout sauf des babioles. Je les côtoie depuis fort longtemps, ces merveilleuses créatures m'ont appris des secrets extraordinaires : la forme exacte des arbousiers  les soirs de pleine lune, les notes mystérieuses des champs  d'immortelles en bordure de mer, sans oublier  tous les codes génétiques des pêcheurs et des sauniers depuis dix générations. Je peux même me vanter d'être la seule, hormis les lutins bien entendu, à connaître la préparation secrète du philtre rose que ces derniers vaporisent dans  des nuages les jours de fête"

Maoha ne pouvait plus s'arrêter de parler, son cœur battait très vite et elle enchaîna en colère : 

« Prince Je Sais Tout, vous ignorez tout des Contes et Légendes liés à cette île. Ils sont si vieux et vous si jeune de votre savoir! Apprenez que tous ces écrits exceptionnels sont imprégnés depuis des  siècles du sel des sauniers, signe d'âme pure. Le soir, sous les rochers, je les relis sans m'en lasser  et je peux humer l'odeur unique de ce sel de Noirmoutier, et même, entendez-vous bien, citer de mémoire le nom précis  de chaque marais salant l'ayant produit ainsi que l'année de sa récolte! »

Le Prince Je Sais Tout préféra s'abstenir de commentaire et continua son inspection de la JALOUSIE silencieusement. Les lettres étaient belles et bien vivantes mais aucun son ne sortait de leurs corps gélatineux. Fallait-t-il les mettre en quarantaine ? Où procéder à une autopsie dans les règles ?

Maoha prit de nouveau la parole : « Prince Je sais Tout, comment se fait-il que ces lettres semblent  posséder un souffle de vie ? Ce naufrage littéraire aux Eloux m'apparaît totalement surréaliste ! Depuis le 8 novembre 2021,  tous les îliens, mammifères  et végétaux, ont subi le sort de la salure fatale n'est-ce pas ?  Nous savons tous que notre monde ici bas est totalement  onirique   et de ce fait je m'interroge sérieusement sur la possibilité de conserver la JALOUSIE  dans mes archives. Je ne souhaite en aucun cas que notre allégorie marine  puisse être contaminée par des sentiments humains aussi dévastateurs ! »

Le Prince Je Sais Tout scruta les yeux perçants de son auditrice. Maoha venait enfin de poser une question sensée. «  La JALOUSIE est  un sentiment tenace, jeune Princesse. A première vue, ce mot me semble inoffensif. Le sera-t-il dans les jours qui viennent ? Cela est une autre question. Je constate qu'il s'en dégage un léger parfum de naphtaline ! Mais c'est leur origine qui me laisse songeur. D'où viennent ces huit lettres que vous avez pêchées dans vos filets ? L'île de Noirmoutier est pourtant bien cadenassée dans la fosse abyssale et nous savons tous que l'Océan est un fin expert  en sécurité. Est-ce sortilège ? Un message ? Une farce d'un dieu étranger ? Votre pêche, Princesse de la Mer, je vous le rappelle, n'est pas anodine et comporte beaucoup d'éléments ésotériques. »

Maoha marchait de long en large autour des lettres inertes tout en écoutant le Prince Je Sais Tout. Il fallait prendre une décision, soit laisser la JALOUSIE sur le sable et revenir demain pour la grande expertise, soit confier ces lettres maintenant  à l'Agitateur de Papillons  sans aucune garantie de retour ?

Après un silence, le Prince Je Sais Tout reprit la parole d'un ton sarcastique : «  Avez-vous remarqué, Princesse Maoha, que ces lettres ont bondi sur le sable au son unique de votre voix ? On pourrait en conclure qu'elles vous sont bel et bien destinées ! »

« Vraiment ? Vous le pensez ? Vous êtes bien le Prince Je Sais Tout, pour affirmer de telles sornettes ! Je vais interroger la Princesse des Champignons Hallucinogènes, Echinata, votre épouse. Cette dernière pourra certainement m'éclairer davantage en consultant les étoiles de mer » Maoha rajouta froide et décidée : "En attendant, je souhaite que la JALOUSIE reste telle quelle sur la plage. C'est finalement très décoratif cet arc-en-ciel sentimental aux Eloux. Les âmes des lutins et des farfadets en seront les gardiennes, nous aviserons demain pour l'expertise" Sur ces entrefaites, la Princesse Maoha tourna le dos à l'Agitateur de Papillons. Altière et royale, elle s'engouffra voluptueusement dans les bras de la mer et disparut.

Le Prince Je Sais Tout, désormais seul sur la plage, éprouva soudainement un sentiment de colère  incompréhensible vis-à-vis de cette gamine arrogante, il n'allait pas attendre demain ! La JALOUSIE était à lui, il se mit au travail.
 
Le grand parapluie maraîchin où s'abritait à l'année la splendide Princesse des Champignons Hallucinogènes était bien caché dans un petit bois de la pointe du Devin. Maoha accéléra le pas, il
fallait absolument en savoir davantage sur ces lettres. Le Prince Je Sais Tout était vraiment  inculte. Si il n'avait  pas épousé la Princesse des Champignons Hallucinogènes, il ne régnerait plus sur ses papillons endormis ! Telles étaient les sombres pensées de  Maoha en franchissant l'épais nuage de fumée bleue, porte d'entrée secrète de la demeure d'Echinata.

Assise dans un grand canapé en forme de crabe, écrivant sur du papier recyclé de méduse séchée, la Princesse des Champignons Hallucinogènes releva la tête en apercevant la jeune déesse: « Bonjour Princesse de la Mer, quelle bonne vague vous amène ? »

Maoha  fébrile, se mit à lui raconter sa mésaventure en détail, en omettant bien entendu de lui signaler la présence désagréable de son époux sur les lieux de sa pêche. Echinata l'écoutait attentivement. C' était une belle rousse aux yeux verts qui quelquefois, sous l'effet des volutes de son cœur capricieux, pouvait se transformer  en champignon noir fumant.

« Des lettres multicolores sur la plage des Eloux, et de plus en vie ? Voilà qui est bien étrange ! La JALOUSIE vous est- t-elle destinée Maoha ? Auriez  vous des ennemis ? »

Maoha rétorqua, glaciale « Quelle question ! Je n'ai ni ennemi, ni amoureux ! Que cela soit bien entendu par tous ! » Echinata,  sans un mot, saisit  un petit sac plastique transparent d'où elle sortit quelques champignons marrons et noirs. Elle les découpa méticuleusement en très petits morceaux à l'aide d'une sèche pointue et commença à en distribuer à la Princesse de la Mer.

"Avalez ceci en mastiquant  lentement, Maoha, je souhaite avoir plus d'informations sur les desseins cachés du grand TOUT. Je vais l'interroger en votre présence  et nous verrons bien si il me  répond. Dès que vous aurez absorbé cette nourriture, nous attendrons une demi-heure durant laquelle j'interrogerai les étoiles de mer selon vos souhaits"

Non loin de là, dans les profondeurs de la plage des Eloux, régnait une agitation hors du commun.
Ils courraient partout, dans tous les sens, se bousculant pour entendre l'annonce officielle des dirigeant de la compagnie de parfum.

« La JALOUSIE est arrivée sur la plage, non ? » « Si, je t'assure ! » Et ils repartaient immédiatement en zigzaguant de plus belle tout en criant cette nouvelle à tue tête. En fait les artisans du parfum Divin Devin venaient de percevoir distinctement le son rauque et puissant du stéthoscope du  Prince Je Sais Tout sur leur rive. Ils avaient compris. Oui, les crustacés lilliputiens des Eloux  étaient voyants, ils possédaient  la faculté d'anticiper les  pensées et les actions de leurs adversaires. Qu'ils aient été par le passé d'éternelles victimes des écrabouilleurs de crabes, les Herbaudrins, ou des pêchous de jambes du Viel,  ils avaient toujours connu leur destin immédiat... et ceci avant même leur propre création. Aujourd'hui devenait demain ! Une réunion extraordinaire fut annoncée sur le champ afin d'organiser ce qu'ils appelaient dorénavant: défense locale du patrimoine olfactif.

Pendant ce temps, la Princesse des Champignons Hallucinogènes tentait de se connecter au grand TOUT  en tirant les étoiles de mer. Les astéries  d'abord  furent disposées  en croix, puis en rond et enfin en escalier par le médium de la pointe du Devin. Très concentrée, Echinata intimidait Maoha qui avait de plus en plus de mal à suivre la divination. L'absorption des champignons hallucinogènes  commençait à faire son effet. L'esprit de la jeune Princesse de la Mer se brouillait, des lettres multicolores s'imprimaient dans sa tête en trois dimensions. Chacune d'elles  batifolaient  en lui offrant une danse aérienne colorée, ressemblant à un corail de cristal où s'imprimait  en filigrane le mot JALOUSIE. Le Prince Je Sais Tout était enchaîné à un totem par des lutins et des farfadets endiablés. « Maoha »,  dit Echinata sèchement, « reprenez-vous, j'ai besoin de tous vos fluides. S'il vous plait, coupez ces étoiles avec la main gauche, et pensez de façon précise aux évènements de votre pêche de ce matin »

Echinata marqua une pause, son visage devenait  livide, sa bouche émettait des sons rauques et saccadés  qui, après un certain laps de temps, finirent pas retrouver leur naturel  «  Écoutez-moi bien Maoha, le grand TOUT me parle de secret, d'un immense secret, les lettres du mot  JALOUSIE  ont été fabriquées  avec une pâte de bonbon gélatineuse avec oh... des colorants artificiels ! Quelle horreur ! Et ce  sont... les farfadets et les lutins qui en sont les artisans ! Ils se sont cachés à l'intérieur de ces huit lettres  en gélatine le huit novembre 2021 ! Quelle histoire fantastique ! Ils ont sûrement lu l'histoire du  Cheval de Troie à la bibliothèque de l'Epine et s'en sont inspirés ! »  Echinata  s'arrêta de parler  puis reprit de plus belle : «  En revanche,  j'apprends que la communication avec l'Océan et le grand TOUT est rompue, la fonte de la calotte glaciaire a terni à jamais leur amitié, l'Océan vieillit, son esprit est totalement ailleurs, néanmoins... » Maoha l'interrompit. « Attendez Echinata, vous m'apprenez que les farfadets et les lutins ont cuisiné le jour de la disparition de l'île dans la fosse abyssale, le mot JALOUSIE en pâte gélatineuse ! Et se sont glissés à l'intérieur ! Mais dans quel but ? Le grand TOUT le sait-il ? »

Echinata releva la tête et fixa Maoha.  « Ne m'interrompez pas s'il vous plait Princesse, je suis en communication avec l'au-delà » Sa voix redevint gutturale.  « On me dit que les  farfadets espionnaient l'Océan depuis longtemps. Ils avaient des attaches très fortes avec  leurs amis les crustacés lilliputiens, ceux qui fabriquent  le parfum   Divin Devin, ces petits génies de la voyance paranormale, un peu  trop paranoïaques à mon goût, mais qui  néanmoins les informaient  heure par heure  le 8 novembre 2021 des  dernières transactions de l'Océan déchaîné avec la très  respectable Commission du Littoral Vendéen. Les farfadets ont paniqué devant l'entêtement de l'Océan à vouloir faire disparaître l'île. Ils ont  alerté  immédiatement le grand TOUT  en lui envoyant un rêve prémonitoire. Hélas,  Le grand TOUT me fait savoir qu'il n'a jamais consulté son cahier de rêves à cette date. Un oubli tragique qui le hante depuis dix neuf ans »

Echinata, le visage rouge, prête à exploser, se mit à parler très fort : « Novembre 2021, la mer s'infiltrait dans les marais, les digues craquaient, les pins hurlaient de douleur, l'île n'était plus qu'une ombre terrifiante, des vagues gigantesques venues des profondeurs noircissaient les cieux et les côtes. L'Océan écumait de rage, la pointe du Devin transpirait si fort que les poissons en perdaient leurs nageoires. La plage des Eloux hoquetait, les bars se réfugiaient dans leurs abris souterrains avec les mulets qui se jetaient dans leurs girons. Le pont était fermé. L'alerte rouge
déclarée »

" Maoha, s'il vous plait, retirez moi deux étoiles de mer supplémentaires et posez les au centre de la table" Echinata était épuisée, la communication avec le grand TOUT l'avait bouleversée, elle continua cependant son monologue. "Sans aucune  réponse du chef d'orchestre de l'Univers,  les lutins et les farfadets se cachèrent  au fond d'une vielle armoire de grand-mère dans un  jeu de scrabble. La peur au ventre, stoïques,  ils attendaient  sagement la fin de leur existence. Mais  voilà, après quelques heures de réflexion silencieuse, une idée jaillit de leurs petites têtes d'elfes ! Entourés de  tant de  lettres inconnues, leur  destin devait  nécessairement posséder un sens cosmique caché. Ils décidèrent  par conséquent de fabriquer un mot géant mystérieux en bonbon afin de se camoufler lors de la descente fatidique dans notre fosse. Ils apprirent rapidement  le mode d'emploi du scrabble et commencèrent à jouer. Le mot JALOUSIE  sortit trois fois, remportant haut la main le maximum de points. Le grand TOUT me signale malgré tout  qu'en ce jour funeste une lune noire arrivait à grandes enjambées. L'évasion s'orchestra rapidement, les elfes travaillèrent  à la confection de la gélatine et des lettres  avec méthode.  Enfin prêts, le 8 novembre 2021 à dix huit heures,  ils se glissèrent à l'intérieur de la JALOUSIE, en  ayant pris soin de l'enduire auparavant  d'un filtre thermique isolant  unique au monde, de la bave de grenouille volante. C'est finalement grâce à cet élixir magique  qu'ils purent survivre  à  la salure fatale et se retrouver dans vos casiers"

Maoha éclata de rire. « Excusez moi Princesse des Champignons Hallucinogènes, les lutins et les farfadets de l'Epine ne cesseront jamais de m'étonner ! Se cacher dans un jeu de scrabble et jouer aux apprentis sorciers ! Moi qui les croyait poètes et sauniers ! Quelle bonne plaisanterie ! La JALOUSIE est salvatrice! Elle les a gardés en vie ! » 

Echinata esquissa un petit sourire triste  et continua.  «  Avant que vous partiez Maoha, le grand TOUT souhaite que vous preniez contact avec les elfes échoués . Retournez vite sur la plage, sortez ces apprentis sorciers de cette gélatine épouvantable en les interpellant avec cette phrase amicale 'O Luna O lalo o uka  okai oka palava ' Très pâle, Echinata  tira une nouvelle étoile de mer, la
déposa près de son cœur et poursuivit sa lecture.  « Soyez prudente, Maoha, je vois beaucoup de monde animé par la JALOUSIE sur cette plage. »

La Princesse de la Mer quitta Echinata toute joyeuse et revigorée. Si la Princesse des Champignons Hallucinogènes ne se trompait  pas, elle allait enfin faire la connaissance des lutins et des farfadets.
Seraient -ils comme dans les contes ? Petits, avec une barbichette blanche et un corps frêle comme l'anguille des marais ?
Hélas! La réalité fut toute autre. Quand Maoha arriva sur la plage des Eloux, son visage prit subitement la couleur de la brume d'hiver. Les lettres gigantesques avaient disparu. La JALOUSIE avait été broyée. Il ne subsistait plus que d'infimes morceaux de gélatine colorée qui gisaient comme des confettis égarés. Le Prince  Je Sais Tout était introuvable, les mouettes muettes, les casiers vidés de leur contenu, les âmes des farfadets et des lutins évaporées. Maoha se mit à pleurer à chaudes larmes.

Le naufrage de la JALOUSIE resta entier. Une enquête fut menée par tout le voisinage. Les crustacés lilliputiens du Devin Divin furent les premiers suspectés, puis ce fut le tour du Prince Je Sais Tout dont on ne retrouva jamais la trace.  De mauvaises langues  firent circuler le bruit que l'Agitateur des Papillons était parti avec la Princesse des Courants d'Airs Nautiques. Echinata, anéantie, s'enferma dans un brouillard opaque pour l'éternité. Maoha  renia les étoiles de mer de  sa vie onirique mais continua  de relire inlassablement  chaque soir les Contes et Légendes de Noirmoutier.

A la  Pointe du Devin, vers minuit, huit petits lutins et farfadets sortent de leur cachette en tenant dans leurs petites mains un grand filet à papillons orné d'une algue marine sous l'œil amusé du 
grand TOUT .      



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