A lire : les nouvelles de Trait-d'Union

Les nouvelles choisies par le jury du concours de nouvelles de Trait-d'Union et... d'autres



Le jury a eu beaucoup de mal à ne choisir que quelques textes, ceux qu'ils ont regretté de ne pouvoir sélectionner sont repêchés par Les Humeurs de l'Île. Je sais, c'est toujours ce qui est dit dans ce genre de circonstance ! Mais là, c'est vrai !!






Même TV Vendée était présent dans la cour de la librairie pour écouter la lecture des nouvelles sélectionnées










Le président du jury, Jacques-Yves Hennebel, est comédien. Il vient d'écrire un recueil de nouvelles (malheureusement pas encore éditées) intitulé "Tendresses". Il interprète ces textes sur scène et pour l'auditoire de Trait-d'Union il a joué une histoire d'amour émouvante et superbement écrite. Attaché à Noirmoutier où il passe toutes ses vacances avec sa famille, il a pour projet d'y donner son spectacle. A suivre... 







Et voici un peu de lecture, les nouvelles primées par le jury. Le principe du concours (cinquième et dernier du genre): une à deux pages d'un texte libre dans lequel doivent figurer 15 mots choisis par le président du jury.
Lèche-frites, malabar, angélique, volette, déniaisé, guipure, mégère, caresse, cerisaie, rebrousse-poil, glabre, cohorte, quête, rocambolesque, cénobite.

                                           
Malheureusement, aucun des lauréats n'étaient présents à la remise des prix. J'ai donc photographié les lecteurs.




LES PASSANTS de Anne Pinguet 
1er prix


Sous les cerisiers en fleurs, sous les fleurs délicatement rosées de la cerisaie
Une cohorte de cénobites, glabres malabars idolâtres
Drapés de pourpre et d'ivoire,
Se pavane, improbable caravane en quête d'Idéal,
Tout en balançant au bout de leurs bras de brillants encensoirs,
Qui embaument la fraîcheur du soir.
Ô gloire éternelle se mirant dans la moire !

Sur son balcon de fer ouvragé,
Appuyée contre une jalousie marmoréenne ,
Une digne mégère, digne d'une duègne hugolienne,
Drapée dans l'ombre muette de sa jeunesse envolée
Pleine de ténébreux orages et d'ouragans inquiets,
Contemple le rocambolesque défilé.
Dans son œil livide, derrière une violette voilette qui volette dans l'air crépusculaire,
Luisent les éclairs brillants de la nuit.

C'est qu'elle les prendrait bien à rebrousse poil
Ces dignes cénobites aux mines angéliques.
Et machinalement, elle caresse d'une main fastueuse
Les plis de sa robe, savant drapé d'une guipure majestueuse.
C'est qu'il faudrait bien les déniaiser,
Ces braves malabars glabres, ces imberbes séraphins,
Soupire-t-elle en berçant mélancoliquement ses rêves charmants
Tandis que s'éloigne lentement
Sous la pluie de pétales blancs
L'improbable caravane de ces divins jeunes gens.
Ô, qu'elle aurait pu les aimer, ô qu'ils s'en moquaient !

                                                                                  Raymond Lèche-frites, 1936
                                                                                  Fantaisies

Un silence presque parfait régnait dans la salle d'examen, seul le crépitement des néons se faisait sporadiquement entendre. Les dos s'arrondissaient au fil de la lecture du sujet qui venait d'être cérémonieusement distribué aux candidats.
Bordel de merde, s'exclama Angélique, Raymond Lèche-frites ?! Jamais entendu parler de ce type. Elle avait pourtant consciencieusement relu les biographies des principaux auteurs de la littérature française sans jamais croiser ce mec. Putain, après le poème imbitable de Hugo l'année dernière, voilà qu'ils filent des textes tout aussi imbitables mais de parfaits inconnus. Qu'est-ce qu'ils veulent, 30 % de réussite ? Elle était mal barrée, mais hors de question d'échouer. Bon, gardons la tête froide, deuxième lecture, je sors mes feutres, et je fais mes repérages.
Courageusement, Angélique se lança à l'attaque. Premiers vers, ok, pas de soucis, peut-être même un chiasme ? A voir. Deuxième vers. Là ça se complique. Le vocabulaire ce n'était décidément pas son truc. « Cohorte » ? « cénobite » ? « glabre ». Ah ! Ouf, une note. Son regard glissa au bas de la page et elle lut « moine qui vivait en communauté ». Bon, pourquoi pas... Rien pour le reste. Qu'est-ce que les malabars viennent faire là. ? Elle n'aimait pas les chewing-gum. Le seul truc bien avec les malabars c'était le tatouage ! Enfin, quand on a 6 ans... Là elle trouvait ça beaucoup moins drôle.
« Encensoir », ce mot là lui disait vaguement quelque chose, racine « encens », un truc pour faire brûler de l'encens, ça se tient avec les moines. Vers 7 ? aucun sens !
La deuxième strophe n'était pas mieux que la première. « Marmoréenne »  un rapport avec les mormons ? Et puis comment s'appuyer contre la jalousie ? Débile ! Ils ne peuvent pas parler français ces poètes, qu'on les comprenne un peu. « Duègne », « mégère », toujours pas de notes. Putain, les rats ! Rien pour les aider.
Un peu plus loin elle se rasséréna. Ah, super ! allitération et assonance au vers 11, une autre au 12, et puis aussi au vers 9. Au moins un procédé à glisser dans la copie. Voilà un poète qui cherche la musicalité, même si rien ne rime vraiment. Ouah, top le vers 13 ! un peu lourd  mais çà c'est de l'art !
Allez, troisième strophe. « Elle les prendrait bien à rebrousse poil » ??? Çà devient un brin cochon ce truc ? Un transsexuel ? Angélique se méfiait.
Depuis qu'elle avait découvert les aventures de Rimbaud et de Verlaine,( bon père de famille, tu parles !) la littérature avait largement perdu son caractère sacré. Que des obsédés ces poètes. Et je te parle pas de Rabelais, de Sade, d'Apollinaire et même de La Fontaine ! Leur prof leur avait bien dit qu'il avait écrit des trucs qu'on ne faisait pas apprendre aux élèves dans les lycées. Elle décida donc de rester prudente et d'envisager toutes les possibilités dans sa problématique. D'ailleurs, le nom de l'auteur « Lèche-frites », lui paraissait louche. Un pseudo ? Un jeu de mots ? Prudence, prudence...
« Guipure » ? Note 2 « dentelle à maille large ». OK, on s'en fout...A moins que ? Dentelle à maille large ? ouah !!! si sa robe n'est qu'en guipure, alors elle est à moitié à poil la mégère ? Space ce texte. « Mégère » ? En y repensant ce mot évoquait quelque chose, une histoire de mégère libertine dans les Fleurs du mal ! Encore un mec pas clair celui-là avec ses poèmes censurés !
Elle poursuivit sa lecture. A nouveau « les malabars glabres » ça fait une répétition, mais à part l'assonance en [a] et l'allitération en [l] rien de bien sensé à noter. « C'est qu'il faudrait bien les déniaiser » ! Et un truc louche de plus, c'est sûr que la duègne hugolienne, elle a l'air bien déniaisée, elle ! Et puis avec toutes ces histoires de pédophiles avec des prêtres... il y avait peut-être quelque chose à faire.
Elle relut la fin avec une certaine émotion. Elle trouvait ça plutôt joli, et puis là ça rimait vraiment.

Angélique s'accorda une pause avant de récapituler. Bon, pas de vers réguliers, ni de vraies rimes, beaucoup de procédés musicaux, un vocabulaire très recherché, peut-être un chiasme au vers 1, une bonne femme, (ou un homme ?), à moitié à poil avec une voilette sur un balcon qui regarde passer des moines en caravane qui mâchent des malabars, et la mégère, (un trans? Une folle ?) a l'air de se faire un film (peut-être qu'elle kiffe les moines) sous des cerisiers. Ça lui rappelait vaguement un film japonais, les fleurs de cerisier, comme à la fin de Kill Bill 1. Mais dans le Tarantino, c'était peut-être de la neige ? Elle ne se souvenait plus trop. Mais c'était beau, le scalp rouge dans tout ce blanc, beau un peu comme la fin du poème avec une sorte de ralenti, la caravane blanche au loin...

Le problème avec ce texte, c'est que ça lui disait vaguement quelque chose, certaines expressions lui semblaient familières. Impossible de préciser. En désespoir de cause, il fallait avancer. L'heure tournait. Plus que temps de trouver une problématique...Angélique réfléchit un instant, gribouilla quelques lignes sur sa feuille de brouillon puis se lança dans la rédaction de l'intro.

« Le texte soumis à notre étude est un poème tiré du recueil Fantaisies publié en 1936 par un des plus grands auteurs de la littérature française du courant surréaliste, Raymond Lèche-frites, à l'aube de la seconde guerre mondiale. » Pour « l'un des plus grands auteurs » elle n'était pas trop sûre, mais elle n'allait quand même pas montrer au correcteur qu'elle ne le connaissait pas, et puis pour le mouvement, question date, ça collait ! Elle décida ensuite de développer la contextualisation du texte. Son prof disait toujours qu'il fallait contextualiser.
« A cette époque de l'entre- deux guerres, où la vie politique française voit arriver le Front Populaire et les premiers congés payés, le poids de l'église est toujours aussi fort mais les moralités se relâchent et le libertinage revient en force dans les campings. » Elle avait étudié le libertinage avec Dom Juan, cette année, alors là, elle savait de quoi elle parlait, c'était forcément ça. « Ce poème évoque la rencontre d'un personnage à l'identité floue qui assiste au passage d'un groupe de moines dans une caravane.». Pas mal. « Nous allons donc nous demander comment Raymond Lèche-frite confronte l'église au libertinage dans ce poème aux sonorités très musicales». Sur sa lancée elle rédigea l'annonce du plan, puis d'une traite enchaîna parties, sous parties et conclusion. Angélique relut sa copie puis la rendit aux surveillants, elle rangea ses affaires et quitta la salle soulagée. Elle s'en était plutôt bien sortie.

Sa meilleure amie l'attendait sur un banc au soleil. Dès qu'elle l’aperçut, elle se jeta sur elle, hystérique.
« -Alors ce groupement de textes sur les réécritures de «À une passante », trop génial ? Heureusement qu'il fallait faire le commentaire de Baudelaire. On a eu trop de pot de l'avoir étudié cette année ! T'imagines qu'on ait dû se taper la parodie de Raymond Lèche-Frites ? On aurait été mal ! 
-Quoi ? Baudelaire ? De quoi tu parles ? Il ne fallait pas étudier Lèche-Frites ? Quelle parodie ? S'étouffa Angélique subitement angoissée.
-Ben Angélique, tu as bien vu le poème de Baudelaire avec la consigne au dos de la page ? « Vous procéderez au commentaire du poème «À une passante » tiré des Fleurs du mal, de Baudelaire », c'était clairement écrit ! Trop génial non ?
-Comment ça au dos de la page ???
-Angélique ? Pourquoi t'es toute blanche ? Ça va ? »

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A la robe de pourpre, à la folle jeunesse... de G.M.
Prix Grain de Sel

 - Adrien,  il faut te bouger. Adrien, tu as beau vivre comme un cénobite dans ta vieille maison du Vieil, vieille comme toi d'ailleurs, tu vas voir arriver  la cohorte des estivants de juillet et rien ne sera prêt pour ta location.

- Adrien, tu dois réparer le four, installer la broche et la lèche-frite avant l'arrivée des locataires. Déjà que tu les as pris à rebrousse-poil l'autre jour au téléphone alors que ces gens là ont l'air tout à fait gentils ?

- Angélique, arrête, tu étais déjà sur mon dos de ton vivant, toujours en quête d'une querelle à mon endroit,  maintenant que tu es morte, fiche-moi la paix.

Le vieil homme s'en va en ronchonnant finir d'installer le coin du garage où il passe l'été pour laisser la maison aux vacanciers.

Son esprit volette … Angélique, Angélique, c'est vrai que sur la fin elle avait tout d'une mégère mais elle me manque quand même.

Et puis Angélique dans notre jeunesse, qu'elle était belle quand elle arrivait à nos rendez-vous au coin du Bois de la Blanche, les joues rosies, enveloppée dans son châle en guipure.

Moi, j'avais pris soin de me raser de près et la caresse de ses mains sur mon visage glabre, adouci de la  lotion qu'elle m'avait offerte et qui sentait si bon, annonçait ma félicité.

Ah oui, elle était belle  mais peut être pas si angélique que cela : elle m'a quand même déniaisé alors que j'allais sur mes vingt ans au milieu des mimosas pas loin de l'allée des Soupirs qui n'avait jamais si bien portée son nom.

Ses seins, ah, ses seins, ils avaient un goût de malabar,  de ces malabars qu'on achetait, rue Richer, à la sortie de l'école, chez la mère Marie-Rose.

A la radio, quand elle entendait  Jean Ferrat chanter « l'amour est cerise », elle rougissait et se cachait le visage dans les mains ; elle la  trouvait un peu osée la chanson mais avec elle, c'était toute la cerisaie qui envahissait ma tête, mon cœur et le reste quand nous roulions au creux du lit.

C'est vrai qu'on l'aimait bien l'ami Ferrat : « ma môme », « ma France », « les cerisiers », « la Commune ».  Il savait dire les gens simples,  les ouvriers,  ce monde de camaraderie dont nous étions issus.

Nous sommes restés si longtemps ensemble qu'aujourd'hui je ne sais plus faire sans elle et je n'ai le goût de rien. Alors, je lui parle à mon Angélique, je lui raconte notre mariage rocambolesque où la moitié des invités étaient restés sur le continent, de l'autre côté du Gois, parce qu'ils ne savaient pas que la marée, elle est parfois basse mais aussi parfois haute …!

Et on rit, et on rit... jusqu'à en pleurer …

Et je pleure sur notre belle jeunesse, sur tant d'amour et d'habitudes, sur les enfants que l'on n'a pas eu, sur les amis disparus, sur le temps qui va ....

Et au soir de ma vie, je trinque,  non pas pour oublier mais  pour me souvenir,

je trinque avec Angélique à la robe de pourpre, à la folle jeunesse ….

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La course contre la mer de
Laure Bouglé 15 ans
Prix Bonnotte       

"Et voici le moment que vous attendez tous, en cette vingt-septième édition des Foulées du Gois, cette course unique au monde, l'Homme avec un grand H affrontant la Nature, ces trente hommes contre la marée montante, cette course qui va commencer dans quelques minutes", clame l'un des organisateurs dans le micro sur l'estrade au milieu d'une foule en liesse. Rocambolesque, cette chaussée, peuplée de vacanciers aux épaules bronzées, quelques sportifs de haut niveau et un vendeur de repas chauds qui profite de l'occasion pour nettoyer son lèche-frites dans une mare d'eau au milieu des rochers.

Alain Cénois ferme les yeux. Il tente de calmer son cœur qui s'emballe à mesure que le temps s'écoule. C'est sa première participation à cette célèbre course, et il pense au Marathon de France où il est arrivé deuxième ce qui lui a permis de participer, quel exploit déjà !

Mais cette fois-ci, c'est différent, aujourd'hui, les habitants de l'île, de son village, de sa rue sont venus pour voir l'enfant de Noirmoutier remporter leur course. Même la mégère du 3e bis est là. Elle a beau ronchonner dès qu'il organise un barbecue avec ses amis, Alain sait qu'elle a les yeux brillants et que son regard est fixé sur l'écran où la cohorte des trente athlètes foulant le béton du Gois va bientôt apparaître.

Le jeune homme observe les autres coureurs : son voisin de droite est un imposant sénégalais, aux joues glabres, qui porte le numéro 15. Alain ne parvient plus à se souvenir de son prénom, tout ce qu'il voit c'est les muscles des jambes du coureur. Il soupire, ce ne sera pas facile de le battre, ce gros malabar. Il se concentre une nouvelle fois sur la course. Compte tenu du vent et des courants, il est nécessaire de partir vite. Ensuite il faudra faire attention aux pavés, bombés et glissants.

Alain Cénois a vingt-neuf ans, un visage franc et clair, qu'il a réussi à déniaiser au fil des années, et des yeux d'un magnifique vert océan. Son maillot rouge et blanc aux couleurs de la Vendée porte le numéro 16, seul détail permettant de le distinguer. Là-bas, à Beauvoir, une jeune fille l'attend et il souhaite l'épater en gagnant cette course. Il veut que le visage aux traits angéliques de Camille, s'éclaire d'un large sourire quand il montera sur le podium... s'il y monte.

Un nouveau cri dans le micro, ça y est, la course va débuter. Une dernière respiration et c'est le départ. Les trente s'élancent d'une même foulée. Alain sait qu'il doit se détacher rapidement du peloton : plus vite il atteindra le milieu du passage, mois la mer sera haute.

Bientôt l'eau lèche ses baskets, le jeune homme glisse sur ce tapis mouvant. Et même s'il doit se fixer sur le but de la course, il ne peut s'empêcher de penser aux cénobites cachés dans les rochers de part et d'autres de la route. Quand il était plus jeune, il allait les pêcher avec son Papé - pas trop à prendre à rebrousse-poil, le temps d'une marée. Il a maintenant l'eau au-dessus des mollets, c'est à partir de maintenant qu'il doit donner tout son potentiel. La mouette qui volette un instant près de lui ne parvient pas à le déconcentrer.

Le coureur doit profiter de tout, des courants favorables, de la caresse des vagues, ainsi que de son aisance naturelle. Malgré l'effort physique, il faut lever les jambes pour tenter d'avancer, il observe la mer. La poésie de l'écume lui fait soudain penser à une toile d'araignée couverte de rosée au bord d'une rivière ou à ce jolie voile de guipure qu'il avait découvert dans un coffre à déguisements autrefois. Et la couleur de l'eau qui l'éclabousse, aux yeux de cette chère Camille.

Il a maintenant dépassé le coureur de tête et il veut faire la distance. Il est seul devant et il va bientôt atteindre la rive du Gois qui n'est pas encore recouverte. Il quitte l'eau, soulagé, il n'y a plus aucun obstacle à sa victoire. Toutefois un souffle lui fait tourner la tête. Il se retourne l'espace d'un instant, un des ses adversaires le talonne. Alain met alors ce qui lui reste d'énergie pour le sprint final.

La ligne d'arrivée franchie, il court quelques mètres encore. Avant de s'entendre acclamer par la foule de ses voisins et amis. Il quête un regard d'admiration de Camille. Puis on le propulse bientôt sur le podium où il est ovationné, photographié, filmé et interviewé.

Tout en répondant aux questions, il songe au buffet que sa mère est en train d'organiser son téléphone en main. Buffet qui les réunira dans la cerisaie du jardin. Encore qu cerisaie soit un bien grand mot. Il entend malgré tout la réponse du second de la course, un allemand à la question :
- Qu'est-ce qui vous a aidé ?
- En fait, je ne sais pas nager, alors il fallait que je coure très vite !
Il sourit un instant en regardant, du haut du podium, le chemin du Gois s'efface sous les vagues. Que son île est belle !


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La cerise du péché de Océane Plockyn
Prix Coquin

A quarante ans passés, croyez-le bien messieurs, mesdames, le cénobite qui méditait soirs et matins à l’abri des regards féminins, n’avait de sa vie jamais croisé de lèche-frites. Encore moins une toute jeunette vêtue de guipure fort peu couvrante, et qui n’avait d’angélique que le prénom.
Avec ses livres pro-abstinence pour seule source d’information, il envisageait les femmes comme des mégères incapables de caresses, et y renoncer s’avérait être un sacrifice minime. La quête du sens de la vie primant sur celle de l’exaltation des sens.
Mais ce soir d’été, alors qu’il grimpait à l’arbre récolter quelques fruits dans la cerisaie du monastère, sa vue pour la toute première fois s’égara au-delà de l’enceinte monacale et de sa clôture sensuelle. Angélique, première femme grandeur nature qu’il lui fut permis d’admirer, se baladait accompagnée de Volette, sa chienne chapardeuse autant que fugueuse. Bullant nonchalamment un malabar pour tromper l’ennui de cette soirée sans prétendant, elle fut à son tour attirée du regard par un vague visage glabre et laiteux émergeant des cerises. La démoniaque Angélique saisit alors l’opportunité d’un passe-temps plus amusant. Tout en regardant en direction du cerisier humanisé, elle caressa Volette, dans le sens avant, puis à rebrousse-poil, puis en avant, alternant un va-et-vient que le cénobite solitaire connaissait bien. Volette, toute frétillante de cette attention soudaine lui léchait les doigts, en signe d’approbation et d’encouragement à la continuation.
Troublé par cette femme qui ne ressemblait en rien aux démons difformes cités dans ses grimoires, le pied du moine dérapa de la branchette fluette et c’est dans une chute rocambolesque qu’il retrouvait ses esprits, le fessier bien ancré sur un noyau et les joues plus rouges encore que les grelats mûres à point.
Sûre de son pouvoir évocateur et de la fragilité de l’homme-cerise, Angélique attendit, patiemment mais sans sagesse aucune, une remontée prochaine de son admirateur peu discret. Le cénobite ne se fit pas prier et escalada une fois encore l’arbre du péché. Allongée dans l’herbe sous les derniers rayons du soleil, Angélique ôta son corsage et laissa jaillir ses fruits défendus, fermes mais déjà mûrs pourtant.
La cloche retentit dans l’enceinte du monastère et c’est avec regret mais sens du devoir que le cénobite, déniaisé par ce cadeau divin, rejoignit sa cohorte de compagnons de festin. Le repas ce soir-là n’était pas silencieux, aussi, il demanda au moine bibliothécaire : « mon Frère, en aurais-tu de plus récents, des livres qui racontent la mocheté des femmes ? ». Ignorant la question farfelue et remarquant soudain la cerise fraîchement écrasée sur le doigt de son voisin, le moine érudit le porta à sa bouche et, doucement, le lécha. Et c’est avec un sourire angélique que le cénobite le remercia.


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Le revirement de Bichette
Prix du hors sujet

Que dire d’un lèche-frites et d’une volette ? Que l’un sert à recueillir les graisses et les jus de cuisson et que l’autre sert à poser les plats au sortir du four. Que l’un est rectangulaire et l’autre rond. Que tous les deux sont en fer.


Mais, il y a plus important. En effet, le léche-frites est au four ce que .. . les barreaux sont à une échelle : indispensable ! En ce qui concerne la volette, elle est incontournable pour qui a un sens aigu de l’art culinaire. Sans  léche-frites et sans volette, vous n’êtes rien !!!


En quête de perfection, la cuisinière angélique n’aura de cesse de sublimer l’utilisation et l’utilité de ces deux ustensiles de cuisine. Alors que dans le même temps, la mégère mal intentionnée y collera ses malabars ou pire les y fera fondre. Sacrilège !!


Imaginez un seul instant un clafoutis trônant sur une volette délicatement posée sur une nappe faite de guipures et de broderies. Une sculpture, une œuvre d’art ! Si en plus les fruits ont été cueillis avec amour dans une superbe cerisaie, c’est… la cerise sur le gâteau !!


Imaginez maintenant une sauce onctueuse ruisselant d’un chapon à la broche et se déversant dans un léche-frites , modèle grand siècle de chez La Cornue. Une symphonie, une apparition, le petit Jésus en culotte de velours !


On n’a peu écrit sur ces éléments essentiels sur lesquels reposent la carrière de cohorte de chefs cuisiniers étoilés et de pâtissiers aguerris. Il serait grand temps de déniaiser ces ustensiles et de leur rendre leur lettre de noblesse. N’est pas lèche-frites ou volette qui veut !!


De nombreux récits rocambolesques pourraient leur être dédiés.

Que diriez-vous d’un roman historique qui retracerait l’évolution du lèche frite au cours des âges ? En effet, le lèche-frites existe depuis le XIIe siècle. À cette époque, les patates étaient inconnues de nos contrées et la Belgique en projet ! Alors, quid des frites ??? D’où provient l’étymologie de ce mot ??

Enfermés dans leur monastère, les moines cénobites avaient-ils la jouissance de cet ustensile de choix ou bien devaient-ils récupérer graisse et sauces dans des gamelles et des bidons ?? Le moyen âge, le vrai !!


Et que dire d’une nouvelle sur le thème de la volette qui serait écrite dans le cadre d’un concours estival de bon aloi et raconterait les déboires d’une population entière privée des bienfaits de cet instrument culinaire en rupture de stock chez le distributeur ROIRAND ! Pris en défaut et à rebrousse poil, les autochtones seraient dans l’obligation, pour survivre, de réinventer un nouveau prototype 3D en faisant appel aux plus grands savants du moment.


Il faut se rendre à l’évidence, ces sujets sont intarissables. Ils alimentent aussi bien les potins de bas étage que les conversations mondaines, on les croirait vivants !

Cependant une question épineuse  subsiste concernant le lèche-frite : son genre. Non qu’il ait mauvais genre, bien au contraire. Il est ici question de son genre grammatical.

En effet, dit-on un lèche-frite ou une lèche-frite ? La pilosité ne nous renseigne guère, le lèche-frite est glabre. En regardant devant, derrière, dessus, dessous, rien ne laisse présager de l’appartenance de cet accessoire. Serait-il hermaphrodite ? Çà serait le comble !! 

En quête de vérité et après plusieurs enquêtes, le verdict est tombé la lèche-frite est une fille ! Aussi, pour être puriste, il sera nécessaire de réécrire ce texte en adoptant le bon genre ! Voilà un demi siècle que je suis dans l’erreur ! S’agissant du mot composé, le Trait d’union n’y est pas non plus !!


La volette toute pimpante affirme, elle, sa féminité. Aucun doute possible. Des générations entières ont entonné ses louanges : «Mon petit oiseau a pris sa volée, a pris sa, à la volette, a pris sa, à la volette, a pris sa volée ! Est allé se mettre sur un oranger, sur un o, à la volette, sur un oranger, ….» C’est fini, vous aurez cette comptine rivée dans votre tête toute la journée !
La volette est ainsi faite qu’elle vous imprègne, elle vous galvanise, elle vous caresse les neurones à rebrousse-poil. Ses cercles concentriques vous aspirent vers son cœur. Elle vous ensorcèle. Vous ne le savez pas , mais déjà vous êtes devenus sa chose !


Lâchez prise, vous assistez en direct à une mutation, à une transformation majeure, à une prise de pouvoir du matériel sur le monde des vivants. La léche-frite et la volette ont eu raison de votre raison !


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Texte hors-concours de Nicolas Roux 
Prix de la déclaration d'amour

Je suis un garçon sémantique. J’aime la précision des mots, leur exactitude. Je suis un militant acharné de la lutte contre les synonymes. Ces escrocs de la langue. Vulgaires lèche-frite de l’imprécision. Insupportable d’à peu près. Quand on ne trouve pas le mot juste, on en donne un autre et les gens se débrouilleront. Feignasserie de l’esprit ! Réductions du cœur. Atrophisme de l’âme. Utiliser un synonyme, c’est tenter de réparer une rupture de l’aorte avec un malabar mal mâché. C’est une insulte aux sentiments.
Ah oui, je parle des sentiments, pour le reste vous faites bien ce que vous voulez. Vous pouvez bien appeler une volette une claie, si ça vous amuse. Mais pour les sentiments, par pitié, mettez y les formes. Il n’y a rien de plus odieux qu’un sentiment mal dit. Je lui ai écrit mille fois je t’aime, mais je ne suis jamais répété. Ce n’était jamais exactement le même sentiment. Mais à ce moment là, la seule vérité, c’était « Je t’aime ». Rien d’autre à dire alors je n’ai pas cherché à le dire autrement. Je n’ai pas tenté de l’habiller d’autres mots. Je n’ai pas joué mes Cyrano. Je n’en ai certes pas le talent mais, surtout, je n’en ai pas l’envie. J’aurai eu l’air de quoi avec ma tirade de la déclaration : « Angélique : tu es ma déesse tombée du ciel ». La cohorte des guipures et des soutanes, accompagné de leurs mégères mal croyantes et de leur descendance encore glabre et déjà endoctrinée, toujours prompte à descendre dans la rue quand il s’agit de défendre leur droit à l’intolérance, me serait tombée dessus à bras raccourcis. Ils savent ce que je pense de leur ciel et de leur au-delà. Puisqu’on a le droit de croire ce qu’on veut, je réclame le droit de ne pas croire. J’exige qu’on considère ma position comme une conviction profonde. Pas comme une … Mais je m’égare. Je me ruse moi-même. Je me prends à rebrousse-poil pour ne pas me pencher sur ce que je cherche vraiment. Je me caresse dans le sens de la colère pour ne pas me confronter à ma quête. Bien tenté, mais je ne prends pas.
Non, je veux y arriver. Parce que je me souviens de la béatitude du moment où je me suis fait déniaiser du mot exact. Cette sensation extraordinaire d’être tout à fait moi. Je lui ai dit « tu es ma lumière », et c’était ça. Eclairante, éblouissante, attirante, guidante, parvenante. Enfin. Ma lumière. Mon admiration, mon aliénation, définitive et jouissive, contenue dans un seul mot. Depuis, évidemment, comme un drogué, je cours après cette sensation. Infatigablement. Parfois j’y arrive. De plus en plus souvent. Mais là…
Je suis un chercheur d’heures. Il ne me reste plus beaucoup de temps. Le délai était court. Surtout quand on s’y prend comme moi au dernier moment. Je n’ai plus que quelques minutes, quand bien même ça représente plus de vingt-quatre heures, il ne s’agit encore là que de l’addition de toutes petites minutes. Quand on cherche c’est comme ça. Et je n’ai pas trouvé le mot. Celui qui traduira. Celui qui dira. Peut-être qu’il faut l’inventer. Je n’ai rien contre. La poésie est là pour ça. Mais je sens qu’il existe déjà. Qu’il est quelque part sous mon nez. Je fais mine de ne pas le chercher. Je fais semblant de faire autre chose. Je repeins les murs. J’attends l’orage. Je brise le silence absolu. Je cherche des significations dans des chansons de Delerm (Bizarrement, j’aime sa manière de tourner autour du sujet, avec une économie de paroles, des chansons en pointillés, sans jamais dire LE mot. Et pourtant tout est là. Exactement là. Son exactitude est une forteresse. Moi je cherche une pierre). J’écris un papier sur le retour de Nicole Garcia au théâtre. Dans une mise en scène de son fils. Elle va jouer La Mouette. J’aurai préféré la Cerisaie. Mais c’est toujours mieux que le reste. Je compte les jours. Mais je ne sais plus lesquels. Je me fais des réflexions, des cheveux blancs ou un thé aux fruits rouges. Je me demande où j’ai bien pu entendre le mot cénobite, moi qui ne suis ni un crustacé voisin
des bernard-l’hermite, ni un moine obéissant aux règles sans doute rocambolesques du cénobistime et encore moins un héros de film fantastiques pour adolescent en mal d’érotisme. Je pense au mois d’octobre. A celui de mai. De juin. A tous les autres. Je soupire. J’ai épuisé le stock. Je réécoute Barbara. Brassens. Brel. Souchon. Lapointe. Pierre pas Bobby. Beaupain. Je relis Gary. Il y a quelque chose dans « Education Européenne ». Une phrase où il dit qu’il arrive des moments dans l’Histoire de l’humanité où tout ce dont l’homme à besoin c’est d’un refuge. Et ce refuge ce peut être une chanson, un livre, un mot… je pense à elle, la femme que j’aime. Je pense à mes disparus. Ce qu’ils m’ont laissé pour leur survivre. Voilà je l’ai. Il est là devant moi. Triomphant. Turgescent même. Admirable.
Alors, il faut réfléchir. Prendre son temps. Savourer chaque respiration. Après il ne m’appartiendra plus. Ce sont les secondes avant le premier je t’aime. Quand on sait qu’on va le dire. Ce sont les pas d’élan que l’on prend, le coeur qui bat en arrière pour mieux sauter, avant d’offrir une bague pour dire l’éternité. Ce mot, que je vais écrire bientôt, sera définitif. Pour ne pas pouvoir dire un jour, en montrant le cœur, là il y a eu, quelqu’un ou quelque chose, je ne sais plus.
Bénédicte et Vincent, Vincent et Bénédicte, pour les après midi, les fins de matinées, les débuts de journées, les soirs d’été, les livres, les mots, les gestes, les concours, les présidences, les prix, les découvertes, les certitudes, les gouters, pour le reste et pour vous.
Merci.

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Les bonus de Noirmoutier les Humeurs de l'Île.

La gardienne de souvenirs de Fanny Mainguet
Prix de l'Instant Présent

Chaque été, ma famille se retrouve à L’Epine, sur l’île de Noirmoutier, dans une maison achetée par mes parents, au siècle dernier peut-on curieusement dire aujourd’hui. Celle-ci est devenue la mienne suite au règlement de leur succession. Je l’occupe toute l’année, ayant choisi de m’éloigner de la région parisienne où j’ai vécu enfant puis étudiante.
Ma famille, c’est bien sûr mon mari et mes deux garçons fatalement nés sur le continent. Par extension, ce sont aussi mes deux frères et ma sœur ainsi que leurs conjoints et leur progéniture.
Tous les ans, je les invite à passer une partie de l’été avec nous. Dieu sait combien j’affectionne ces retrouvailles familiales. J’aime préparer les chambres avant leur arrivée, prévoir les premiers repas, veiller ensuite à ce que rien ne manque pendant leur séjour.
Mes parents avaient instauré ces vacances communes. Abusant peut-être de ma position d’aînée, j’ai convaincu la fratrie de continuer de nous retrouver ainsi plusieurs jours. J’espère que cela durera encore de nombreux étés… Dans quelques années, je compte bien assister, dans cette même maison, aux parties de cache-cache et aux chasses au dahu de mes futurs petits-enfants…
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Lundi 14 juillet 2014
Comme chaque jour vécu ensemble, ce lundi a commencé par un petit déjeuner qui s’est étiré dans la matinée, au rythme du réveil des uns et des autres. Témoin de ces premières agapes : notre chat gratifié par chacun des convives d’une caresse plus ou moins appuyée.
Le 14 juillet est toujours la cause d’une excitation générale. Exceptionnellement ce jour-là, nous accordons en effet la permission de minuit à nos chérubins qui piaffent d’impatience toute la journée à l’idée de pouvoir assister au feu d’artifice.
Six garçons et quatre filles composent la jeune génération. Avec les six grossesses de sa femme, l’un de mes frères a fait fort, nous devançant largement ma sœur et moi. « Vous, vous n’en avez que deux !» A croire que pour lui, faire des mômes est une compétition…
Durant les mois d’été, les plus grands d’entre eux logent dans une aile de la maison, rajoutée par leurs grands-parents, en sacrifiant trois cerisiers plantés là autrefois. Le nom, Cerisaie, est resté inscrit au-dessus de la porte d’entrée de cette pièce qui, l’été, se transforme en grand dortoir. Il n’a rien de noirmoutrin mais aucun de nous n’a eu le cœur à enlever la plaque et on continue encore de  crier au  moment  du  coucher : « Les enfants, cap à la Cerisaie ! »
Après le retour de la plage et le défilé dans les salles de bains, nous avons pris l’apéritif sur la terrasse. Nos bambins l’ont agrémenté d’un spectacle répété depuis quelques jours. Une habitude qu’ils ont tout de suite prise lors de ces retrouvailles estivales, mais que je sens en voie de disparition. Si les plus petits affichent encore un visage angélique, l’ainé des cousins, mon fils aîné en l’occurrence, commence déjà, de par sa corpulence, à faire le malabar devant ses cadets. L’été prochain, après une première année au collège, adieu sûrement à ces jeux puérils !
Les filles, rêvant encore de princes et de princesses, se sont déguisées avec des morceaux de guipure dénichés dans une vieille malle. Les garçons ont imaginé leurs scénettes en s’inspirant plus volontiers d’un rocambolesque jeu vidéo. Leurs mimiques, leurs grimaces, tous leurs efforts déployés pour nous faire rire ont naturellement déclenché nos applaudissements.

Pour être sûr que l’équipage soit prêt pour vingt-deux heures trente, le barbecue initialement prévu a été annulé, et ce au grand soulagement de mon mari. Celui-ci considère cette tâche comme une véritable punition. Je le soupçonne d’ailleurs d’avoir exagéré quelques fois la cuisson de grillades dans le but inavoué de se voir définitivement déchargé de la mission de cuisinier de plein air.
C’est donc dans le four que côtelettes et saucisses ont cuit, répandant dans la lèchefrite leur surplus de graisse et dans la cuisine une odeur qui, du coup, n’a pas nargué les voisins. Les enfants ont englouti les premières fournées, ravis de pouvoir ensuite jouer loin de nos regards avant le départ général pour ce feu d’artifice tant attendu.
La dernière bouchée tout juste avalée, nous nous sommes tous précipités dans la rue pour nous mêler à la cohorte d’Epinerins et de vacanciers réunis par la retraite aux flambeaux. Les quinze minutes d’effets lumineux ont cette année encore suffi à émerveiller les gosses.
Les aînés ont déclaré en rentrant qu’ils avaient encore faim. Bien conscients que c’était histoire de jouer les prolongations, nous avons néanmoins calmé leur fringale diplomatique avec les dernières parts de tartes habilement repérées sur la volette restée sur la table. Ils n’ont de toute façon pas échappé au traditionnel « Maintenant les enfants, cap à la Cerisaie ! »
Après le rituel de l’histoire racontée aux petits, nous, les adultes, avons traîné encore un peu dans le salon. Le nouveau look de mon deuxième frère, qui ne nous avait rejoints que la veille, a été une nouvelle fois décrié. A notre grand regret, le seul d’entre nous qui a choisi de rester célibataire sans pour autant adopter une vie de cénobite, venait de sacrifier ses magnifiques cheveux pour un crâne complètement glabre. En quête probablement de nouvelles aventures féminines !
Directeur des ressources humaines dans une banque, il nous a raconté sa dernière embauche. Un jeune homme fraîchement diplômé qui aurait, selon lui, bien besoin d’être rapidement déniaisé. Une remarque suivie de quelques commentaires grivois qui avaient toutes les chances de prendre à rebrousse-poil notre unique belle-sœur d’un naturel plutôt coincé. Mon « Bonne nuit ! Moi, je vais me coucher » a mis fin à la conversation et évité que la soirée se termine par des fâcheries. Deux heures du matin, il était de toute façon temps de se séparer afin d’être en forme pour assurer les premiers assauts de nos bambins.
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La maison est maintenant calme et les lumières se sont pratiquement toutes éteintes. Mon mari vient de s’endormir, trahi par des ronflements dénonciateurs d’une bonne soirée passée avec ses beaux-frères.
Il y a fort à parier que demain matin, les trois mamans, victimes des mêmes bruits nocturnes, lâcheront quelques remarques aigres-douces. Afin de ne pas gâcher la nouvelle journée et selon un pacte conclu entre parents, les papas se contenteront de qualifier leur épouse de mégère devant les gamins. Le tonton célibataire sera le seul à rire de cette mauvaise humeur passagère. Les vacances en famille, c’est aussi ces sympathiques débordements finalement sans conséquences dramatiques.
Avant de me glisser dans le lit, je prends le temps de griffonner quelques lignes sur une page du grand livre que j’ai commencé, il y a quelques années, et sur laquelle seront collées prochainement de nombreuses photos.
En le refermant, j’en relis pour la énième fois le titre : Souvenirs de vacances à L’Epine, pour mes fils, mes nièces et mes neveux.


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L'échappée belle (auteur inconnu)
Prix de la Belle Rousse

Le "cling" qui retentit fit comme un petit rire, un au revoir ricochet au creux du ventre, tel un secret complice.
- Un au revoir, ou un adieu, qui sait ?… Une quête rocambolesque, pensa Lucy, secouant sa lourde toison dans une vague mousse rousse angélique qui lui dévora la joue au passage.
La jeune femme se pencha pour attraper la poignée de son sac sur le parquet, animal joufflu frétillant sur le pont du bateau. Elle se prit en pleine figure le souvenir de Joe Cocker, le regard doux humide de son terrier, disparu un peu plus tôt. Refoulant ses larmes à rebrousse-poil, Lucy tourna les talons aussi sec et sortit de l'immeuble de la rue de Lappe, un peu raide, sans un dernier regard pour la mégère astiquant sa lèche-frites dans la loge.
- Un chat, se dit-elle. La prochaine fois, c'est un chat que j'adopterai.
Le parfait compagnon contemplatif, une petite boule de poils à caresses, à se poser sur le ventre devant un bon feu de cheminée, au rythme d'un vieux rock' in chair. Elle pourrait l'appeler James, comme Joyce, Oscar Wild sans "e", Connemara ou bien Scilly, histoire de se défouler parfois, même si on ne l'écrivait pas pareil.
Enveloppée dans son imper un peu râpé, elle héla un taxi, fine silhouette découpée sur le ciel gris de Paris. Il faudrait bientôt s'habituer aux tons de brume, mais du moins y aurait-il la mer, là-bas... La Mer d'Irlande. Verte. Grise. Houleuse. Mouvante. Et elle, échevelée de vent, les boucles mousse rousse virevoltant, en aurait toute la vraisemblance. Celle de paraître irlandaise. D'être, irlandaise. Qu'en savait-elle après tout ? Elle n'avait foulé la tourbe qu'un seul été. Encore fallait-il que sa tante Lisa le lui rappelle, car d'été, la saison n'en avait eu que le nom. Le temps qui s'écoulait lui avait semblé à l'image de la météo : brumeux, impalpable, cotonneux. Elle se souvenait seulement de vagues qui frisent, de galets polis aux tons de bruyère, du cri incessant des mouettes et du vent persifleur. Une terre de granit, la grève tweed. Et puis, dans le brouillard, très loin en bout de grève, une petite maison blanche coiffée de chaume, trouée de minuscules fenêtres où voletaient des rideaux en guipure, d'une porte rouge sang comme la coque d'un bateau.

A l'aéroport de Dublin, Lucy suivit la cohorte des passagers pressés dans le dédale de couloirs sans fin qui l'amènerait à la station du bus 192. Les paupières un peu gonflées, le teint pâle où disparaissaient presque les taches de rousseur, les cheveux en bataille, elle se laissait porter par les tapis roulants comme un automate.
- Que n'aie-je un tapis volant ! Pensa-t-elle, tandis qu'un zeste d'enfance frôlait sa mémoire. Au moins mes malles voyagent-elles sans moi, je me sens plus légère.
Mais au fond elle sentait son coeur lourd, et cette petite boule bien identifiable qui resserrait son étreinte sur son estomac. Elle ferma les yeux, grimpa dans le bus et s'endormit très vite, rêvant de galets camaïeux qui craquent sous les bottes, font des dents à l'écume et des bleus aux mollets. Des galets ceints d'ellipses, de volutes ou zébrés. De visages et de cicatrices.

Il y avait eu la route, infinis lacets, enfin l'embarquement sur le ferry puis la traversée. L'accent des passagers prenait un ton de plus en plus rugueux à mesure du voyage. Lucy et ses boucles cuivrées se fondaient à merveille dans le paysage. Cerise dans la cerisaie. Excellent camouflage. Sur le pont, un malabar glabre la dévisageait. On n'avait guère envie de le déniaiser. L'air s'était chargé d'iode, le ciel étincelait, et la mer les berçait doucement. Comme pour lui dire :
- Tu vois, je t'encourage. Je me fais douce, câline. Bienvenue chez toi.
- Chez moi ? S'étonna Lucy. Elle n'y avait jamais pensé ainsi.

Au moment où le ferry entra au port de l'île de Mann, une déferlante la roula dans la vague. Suffocant, éblouie, elle laissa son étole filer dans le vent. La porte rouge s'ouvrit à toute volée, une violente bouffée d'orge grillée l'assaillit, elle entendit le crépitement du feu, le grincement du vieux rock'in chair et le miaulement du chat gris.
- Moustache ! Se souvint-elle.
Et, au bout d'une large main hâlée qui le caressait, un homme aux traits coupés à la serpe. Le regard acier, la broussaille rousse, le nez aquilin.
- O'Naara ! Lui dit-il. Il lui glissa un galet mauve et rond dans la main puis il referma les bras sur elle.

Le cénobite, c'était son père.

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